Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Manoeuvres de diversion - Page 33

  • La carte postale du jour ...

    "La solitude ne m'est pas donnée, je la gagne. Je suis conduit vers elle par un souci de beauté. J'y veux me définir, délimiter mes contours, sortir de la confusion, m'ordonner." - Jean Genet, Journal d'un voleur (1949)

    colin newman, michaël ferrier, a-z, wire, kizu, alone, this mortal coil

    Je me souviens d'avoir mis un certain temps à comprendre que les albums de This Mortal Coil étaient en fait composés, pour une bonne partie, de reprises, et d'avoir associé ainsi pendant quelques années la chanson Song to the siren aux Cocteau Twins, alors que c'est un titre originalement composé par Tim Buckley, et Alone à This Mortal Coil alors qu'elle était de Colin Newman. Je me souviens quelle satisfaction j'ai eu quand j'ai retrouvé le nom de Colin Newman comme producteur des disques de Minimal Compact, Virgin Prunes ou encore Alain Bashung, d'avoir soudainement une nouvelle idole à ranger dans mon panthéon de musiciens et producteurs de génie. Je me souviens aussi d'avoir discuté longuement avec un ami fanatique de musique comme moi, par une belle soirée d'été du milieu des années 90, de toutes ces chansons fantastiques perdues sur des albums parfois moyens, et d'avoir évoqué Alone de Colin Newman, et m'être vaguement remémoré son texte

    "Alone, with too much generosity, A theatre mask of hostility attracts, Assaults occur, infrequently, And those who come, to conquer? Need strength, But damage accumulates, Still moving him to tears, Retained a sense of humour"

    J'ai retrouvé un peu de cette atmosphere, de cette force tranquille, de cette inquiétante étrangeté, dans le petit livre de Michael Ferrier qui évoque aussi des formes de solitude, le fait d'être exclu non pas dehors, mais en dedans. Kizu, en japonais, désigne en effet la fissure, mais aussi le trouble de l'âme :

    "Étrangement, je ne peux comparer ce vertige éprouver à côtoyer les lignes de l'abîme qu'à l'état amoureux, quand quelqu'un vous entre dans la peau et, quels que soient vos efforts et l'indifférence que cet être vous témoigne, n'en sortira pas. Les tentatives de ma raison ne pouvait rien contre le lent envahissement qui se propageait à tous les gestes de mon existence : dans le train, le métro, dans la rue, je pensais à elle. Au moindre évènement de ma vie quotidienne, elle se trouvait mêlée immédiatement et, même lorsque je l'oubliais pour quelques instants, je savais que c'était pour y mieux repenser quelques minutes après, qu'elle reviendrait plus forte, mieux armée, que je n'avais en fait cessé de songer à elle - sournoisement - que pour mieux la retrouver, plus fraîche, plus belle, plus noire. Je ne pouvais aller nulle part sans que son souvenir me hante, sa douleur et sa douceur formaient un fond indifférencié qui poussait chaque jour un peu plus loin son empire. Elle s'était logée au plus profond, m'accompagnait comme une ombre radieuse. La fêlure était en moi, elle ne me lâchait pas."

  • La carte postale du jour ...

    "L'excellent Lichtenberg a déclaré : ce qui m'importe ce ne sont pas les  opinions de quelqu'un, mais ce que les opinions font de lui.— Certes les opinions ont malgré tout une grande importance, mais la meilleure opinion ne sert à rien si elle ne fait pas quelque chose d'utile de ceux qui la partagent. La meilleure tendance est fausse, sil elle n'indique pas l'attitude par laquelle on doit s'y conformer. Et l'écrivain ne peut l'indiquer que là où il fait vraiment quelque chose : c'est à dire quand il écrit. La tendance est la condition nécessaire jamais la condition suffisante pour que les œuvres possèdent une fonction d'organisation. Elle exige en plus de l'auteur un comportement qui donne des directives et instructions. Et aujourd'hui, on doit plus que jamais l'exiger. Un auteur qui n'apprend rien aux écrivains n'apprend rien à personne. Ce qui est déterminant c'est la caractère de modèle de la production, qui est apte premièrement à guider d'autres producteurs vers la production, deuxièmement à mettre à leur disposition un appareil amélioré. Et cet appareil est d'autant meilleur qu'il entraine plus de consommateurs à la production, bref qu'il est à même de faire des lecteurs ou des spectateurs des collaborateurs."

    - Walter Benjamin, Essais sur Bertold Brecht (1930-1940)

    patrick roegiers, la traversée des plaisirs, joy division, onknown pleasures, celine, beckett, michaux

    Je me souviens avoir découvert la musique de Joy Division durant mon apprentissage de disquaire en 1988, et d'avoir, peu après, acheté une guitare électrique très bon marché dans l'idée de monter un groupe, avec un bassiste aussi dilletante que moi et une boîte à rythme qui relevait un peu le niveau, groupe que j'ai nommé du titre de cette dixième et dernière chanson, probablement la plus sombre de l'album Unknown pleasures : I remember nothing. Je me souviens avoir cru pendant près d'un an cette légende racontée par une connaissance comme quoi Ian Curtis s'était pendu sur scène à la fin d'un concert, jusqu'à lire dans un article ou une biographie, je ne sais plus trop, qu'il s'était en fait pendu dans sa cuisine, cette information contradictoire me faisant sur le moment regretter la première version, bien plus plus proche de mes attentes romantiques de cette époque de mon adolescence. Je me souviens aussi qu'avec ceux de Morrissey, le chanteur des Smiths, les textes de Ian Curtis sont ceux qui m'ont le plus appris sur son auteur, et probablement le plus touchés, comme sur I remember nothing lorsqu'il chante "Me in my own world, the one that you knew, For way too long, We were strangers, for way too long."

    Les plaisirs inconnus, Patrick Roegiers nous les fait traverser avec une érudition et un génie sans pareil. Utilisant uniquement sa propre bilbiothèque comme point de départ, il dévellope des listes à foisons où l'on apprend ce que mange les écrivains, comment certains se sont suicidés, et où, qu'elles rapports avaient certain d'entre eux avec la voiture, l'avion, ou encore combien de pages d'autres écrivent par jours, mois, années, et combien de textes sont jetés à la poubelle.  Roegiers propose aussi neuf biographies généreuses et drôles  Beckett, Céline, Michaux, Claude Simon ou encore Roland Barthes, c'est un feu d'artifice pour qui aime les livres qui parlent de livres, de leurs auteurs, de la littérature. J'adore la conclusion :

    "Atteind d'un cancer du poumon qu'il nomme pudiquement "une tumeur des bronches", Georges Perec décède le 3 mars 1982, vers huit heures du soir, à quarante-cinq ans, à l'hôpital Charles-Foix d'Ivry. Peu auparavant, il a pris soin de participer à l'émission de France Cutlure "Les cinquant choses que je voudrais faire avant de mourir". Entre autres celle-ci : "Ranger une fois pour toute ma bilbiothèque." Claude Simon souffre d'insuffisance respiratoire. Sa santé décline. Les séjours à l'hôpital se succèdent. Il meurt d'un malaise cardiaque, le mercredi 6 juillet 2005, vers midi, à quatre-vingt-onze ans. Son décès n'est annoncé qu'après son inhumation, au cimetière de Montmartre, le samedi 9 juillet. Alain Robbe-Grillet a le coeur malade. Deux ans après avoir subi un triple pontage, il est conduit d'urgence à l'hôpital de Caen. Il décède d'une crise cardiaque, dans son sommeil, le lundi 18 février 2008, à trois heures cinquante du matin, à quatre-vingt-cinq ans, et est incinéré le vendredi 22 février au crématorium de Caen. Le 17 octobre 1984, Henri Michaux sent des douleurs insoutenable dans la poitrine. On le transfère à l'hôpital international de l'université de Paris, à la cité universitaire. Perfusion, oxygène, morphine. Il décède le vendredi 19 octobre, à cinq heures trente du matin, des suites d'un infarctus, à quatre-vingt-cinq ans. Après un déjeuner organisé autour de François Mitterand, en se rendant au Collège de France, Roland Barthes est renversé par une camionnette de teinturerie au coin de la rue des Écoles et de la rue Saint-Jacques. On le transporte à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière où sa santé se dégrade. Il sombre dans un coma et meurt à soixante-quatre ans, le mercredi 26 mars 1980, à treize heures quarante, d'une infection mosocomiale. Il est enterré à Urt, auprès de sa mère Henriette, décédée le 25 octobre 1977. Michel Leiris dit ne plus pouvoir écrire depuis la mort de Zette à l'automne 1988. Ses derniers mots à une infermirère qui lui propose une tisane au petit déjeuner : "Non ! Du thé !" Il décède d'un malaise cardiaque dans sa maison de Saint-Hilaire, dans l'Essonne, le dimanche 30 septembre 1990, à quatre-vingt-neuf ans. Incinéré le 4 octobre à onze heures quarante-cinq au columbarium, il rejoint son épouse et son beau-père dans le caveau de la 97° division du Père-Lachaise où ses parents sont enterrés. Ah, qu'il est difficile de quitter la scène ! Finir comme Molière, quoi de plus beau ? Dernier rappel. Ultime salut. "C'est un moment grave. Je meurs", se gausse Roland Dubillard le mercredi 14 décembre 2011, à quatre-ving-huit ans. "De l'intérieur à l'extrétieur, le cercueil muet s'exprime par son monument funéraire." Adieu, le locataire solitaire de La Maison d'os ! "Quoi de plus silencieux que le souvenir d'un grand bruit ?" Rideau. Installé au bord de l'immobile, du silence et de l'attente, Samuel Beckett décède le vendredi 22 décembre 1989, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, à la résidence le Tiers-Temps. Il est enterré au cimetière de Montparnasse dans la plus stricte intimité, le lendemain de Noël 1989, à huit heures et demie du matin. "Fini, c'est fini, ça va finir... " Quoi de plus con que mourir ? "La feuille de papier blanc, c'est ma pierre tombale." yant écrit la veille la dernière page de Rigodon, Louis-Ferdinand Céline, âgé de soixante-sept ans, décède d'une rupture d'anévrisme le 1er juillet 1961, à dix-huit heures, après une chaude journée d'été...

     NON

                                                  NON

                                                  NON

      sur ma tombe ma seule épitaphe

                                                  NON

    Pan ! Ernest Hemingway, le chasseur de mots, craignant d'être impuissant, se tire une balle de carabine en pleine tête le lendemain. La mort de Céline n'est connue que le 3 juillet. On l'inhume le 4.

    Quel asticot."

  • La carte postale du jour ...

    "Une des raisons de l'atmosphère asphyxiante, dans laquelle nous vivons sans échappée possible et sans recours ... est dans ce respect de ce qui est écrit, formulé ou peint, et qui a pris forme, comme si toute expression n'était pas enfin à bout." - Antonin Artaud, Le théâtre et son double (1938)

    jeudi 9 mai 2014.jpg

    Je me souviens découvrir le clip de cette reprise de Joy Division par les Américains de Swans sur MTV, dans l'émission 120 minutes, en 1990, et les ériger immédiatement au plus haut rang dans mon panthéon musical. Je me souviens de leur concert Zurich en 1995, d'un final épique, puissant et très long, bruyant mais pas trop, fort mais supportable, fascinant, au point que j'ai écouter leurs disques en boucle pendant les semaines qui suivirent et ne jurer que par eux. Je me souviens avoir lu que Michael Gira regrettait d'avoir fait cette reprise de Joy Division, que c'était une demande de leur producteur de l'époque pour répondre aux attentes de leur major (Island), et pourtant, ce maxi contient deux superbes titres acoustiques : Our love Lies et Trust me, ballades austères et désespérées, qui accompagnent merveilleusement le superbe texte de Ian Curtis que Gira nous transmet de sa voix gutturale "When routine bites hard, And ambitions are low, And resentment rides high, But emotions won't grow, And we're changing our ways, taking different roads."

    Transmission aussi du côté du livre de Martin Page : Manuel d'écriture et de survie, ouvertement inspiré de Lettres à un jeune poète de Rilke. L'auteur y adresse des lettres à une jeune écrivaine, un ami prend forme, Martin Page y livre des anecdotes, son parcours artistique, son expérience, des conseils aussi, beaucoup de citations et de réflexions sur la littérature, qui permettent de se faire une idée - un portrait, presque - de son interlocutrice. C'est beau, honnête, souvent juste, et j'aime ce passage :

    "Chère Daria,

     Tu as raison : nombre d'artistes ont une vie misérable. Mais c'est le cas de beaucoup de personnes qui n'étaient pas artistes, tu ne crois pas ? Le cliché de l'artiste malade, pauvre et alcoolique sert à effrayer les aspirants. La pédagogie de la peur est une technique de contrôle mental.
     Nous n'allons pas mourir pour notre art, car ce serait faire une offrande à la société. À la question de Rilke dans Lettre à un jeune poète : "Explorez la raison qui vous commande d'écrire. Examinez si elle plonge ses racines au plus profond de votre coeur. Faites-vous cet aveu : devriez-vous mourir s'il vous était interdit d'écrire?", R.O. Blecman, le dessinateur du New-Yorker, répond : "Je ne serais pas un martyr de mon art. Si on m'empêchait de dessiner, je chanterais, je jouerais du piano, je tournerais un film, j'écrirais un roman. Mais je ne mourrais pas. Je serais comme la rivière bloquée par un obstacle: je changerais de chemin et créerais un nouveau canal. L'énergie créatrice ne peut pas être arrêtée."
     Plus facile à dire qu'à faire, certes. Il ne s'agit pas d'abandonner au premier obstacle, au contraire il faut être pleinement engagé. mais en se gardant de grands sentiments photogéniques. L'art est un paganisme et une pharmacopée. Y associer l'obligation de souffrance est le signe d'une obéissance masochiste à la morale majoritaire. On peut faire le choix de ne pas s'y conformer. Je ne dis pas qu'être artiste est simple : je dis que les douleurs viennent de la société et non de l'art, et qu'être fasciné par la souffrance c'est obéir."

  • La carte postale du jour ...

    "Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre."

    - Junichirô Tanizaki, Éloge de l'ombre, 1933 - 2011 pour la traduction française chez Verdier)

    lundi 28 avril 2014.jpg

     

    Je me souviens devoir la découverte de ce très beau disque du compositeur suisse Jean Rochat suite à une lecture d'un extrait du texte de Tanizaki : L'Éloge de l'ombre par la comédienne Dominique Reymond, auquelle il était demandé, cinq jours durant, de lire un écrit qu'elle aimait puis de choisir une musique pour l'illustrer, ce qu'elle fit, proposant ainsi cinq textes différents, mais clôturant l'exercice non pas avec des musiques disparates, mais en utilisant des fragments issus toujours du seul et même disque, pour mon plus grand plaisir. Je me souviens avoir fait des pieds et des mains pour trouver puis obtenir ce disque, ce qui me pris plus d'un an, et c'est ce que l'on peut nommer de la persévérance. Je me souviens aussi d'avoir été agréablement surpris par la musique dès son premier titre, intitulé J'aime les mots, sa douceur et son éclat soudain, tragique et superbe, et d'y retrouver dans la liste des nombreux musiciens ayant travaillé avec Jean Rochat le quatuor Barbouze de chez Fior ainsi que le trio vocal Norn, et de mettre désolé qu'un tel chef-d'oeuvre soit inconnu et si difficile à obtenir, puis de mettre raviser, profitant ainsi d'être l'un des privilégiés à pouvoir en profiter, loin du bruit irritant de la foule.

    La lecture aussi est un acte solitaire, pour s'échapper du bruit du monde, un acte trop rare aujourd'hui comme l'explique si bien George Steiner dans ce beau petit livre - Le Silence des livres - dont je recommande particulièrement la postface de Michel Crépu intitulée Ce vice encore inpuni, dont j'extrais à mon tour ce joli petit texte :

    "Cela me chiffonne toujours un peu, avec les grands livres, qu'on en vienne tout de suite aux grands mots. L'Amour des livres, la Haine des livres, la fureur de lire... Ma foi, quand je pense aux livres, je ne vois pas un bûcher, je vois un jeune garçon assis au fond du jardin, un livre sur les genoux. Il est là, il n'est pas là ; on l'appelle, c'est la famille, l'oncle qui vient d'arriver, la tante qui va s'en aller : "viens dire au revoir! ; "Viens dire bonjours!"Y aller ou pas . Le livre ou la famille ? Les mots ou la tribu ? Le choix du vice (impuni) ou bien celui de la vertu (récompensée) . Quand Larbaud emploie cette expression de "vice impuni", c'est l'adjectif qui m'intrigue. Impuni, vraiment ? Il y aurait donc une sorte d'impunité de la lecture ? h bien oui. Un privilège de clandestinité qui permettrait en somme de poursuivre les opérations en toute tranquillité.  L'oncle est là, la famille est rassemblée autour de la table, on parle de la situation, et le jeune garçon qui était au fond du jardin fait semblant d'écouter. Mais il a son silence, ses affaires personnelles, la course invisible de Michel Strogoff à travers la steppe, tout cela dans le brouhaha des carafes, des serviettes, des voix, des rires. Il a obéi à l'injonction, simple question d'espace, mais il continue de trahir en pensant à autre chose. On ne lit pas à table . Aucune importance, le livre continue à se lire en lui ; un peu de patience, et il y aura bientôt la chambre, le silence de la lumière derrière les persiennes. C'est tout l'admirable début de La Recherche, le paradis de Combray et des "beaux après-midi" de lecture à l'ombre du marronnier, le refuge dans la guérite où opère la métamorphose, un autre temps naissant à l'intérieur du temps, un autre monde surgissant des limbes. Les heures sonnent au clocher de Méséglise, mais le narrateur ne les entend plus - "quelque chose qui avait eu lieu n'avait pas eu lieu pour moi ; l'intérêt de la lecture, magique, comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d'or sur la surface azurée du silence".

     

     

     

  • La carte postale du jour ...

    "J'aimerais donc parler non pas exactement de notre relation aux œuvres d'art mais plutôt des traces de ces œuvres qui habitent notre vie mentale et qui affectent notre vision, notre perception et notre intelligibilité du monde. Je disais qu'il est de la nature des expériences esthétiques de transcender les objets qui en sont les déclencheurs. De fait, l'art perdrait une grande partie de son intérêt si l'activité qu'il suscite demeurait sans aucune applicabilité à la vie." - Laurent Jenny, La vie esthétique (2013)

    laurent jenny, eric laurrent, les découvertes, éditions de minuit, strawberry switchblade, duras, cure, joy division, since yesterday, current 93


    Je me souviens de l'entrée du magasin de vêtements Anaconda, à Lausanne, qui utilisait une photo des filles de Strawberry Switchblade comme logo et qui fut autant une énigme qu'une révélation pour moi, post-adolescent alors à peine âgé de dix-huit ou dix-neuf ans. Je me souviens d'avoir découvert Since Yesterday par la belle reprise qu'en avait fait Current 93 en 1988 sur l'album Swastikas for Noddy que j'ai du acheter au début des années 90, pour ensuite tomber dans une échoppe de vinyles de seconde main sur le 45tours original des deux écossaises Jill Bryson et Rose McDowall, pratiquant cette sympathique bubblegum-pop aux accents new-wave sous le nom mutin des Strawberry Switchblade. Je me souviens aussi de ce joli portrait photo' que j'ai réalisé de Rose McDowall et son mari d'alors, Robert Lee, après leur concert au Château de Grandson en 1999 (utilisée plus tard dans le livre sur la musique Néofolk : Looking for Europe) et d'avoir oublié de me faire dédicacer le disque par la chanteuse ce jour là, ce qui me rend toujours nostalgique lorsque je l'entends chanter : "And as we sit here alone / Looking for a reason to go on / It's so clear that all we have now / Are our thoughts of yesterday".

    Les pensées d'hier je les retrouve à chaque relecture de ces Découvertes (trois fois à ce jour) d'Éric Laurrent. Riche de références (peinture, cinéma, musique, littérature), c'est presque un roman de formation, celle d'un enfant, puis d'un adolescent et d'un pré-adulte, au désir, mais aussi à la vie esthétique, aux expériences de l'art et des épiphanies qui en résultent, à la découverte du sexe aussi. J'aime son travail sur la phrase longue, alambiquée, l'emploi de temps rares, parfois, et de traiter de sujets qui sembleraient communs avec une intelligence remarquable, une tendresse précieuse, complexifiant le récit tout en gardant une belle fluidité. Et j'aime Les Découvertes probablement par que je m'y retrouve occasionnelement, comme dans cet extrait :

    "Nous étions devenus très vite assez proches, jusqu'à nous entraider lors des devoirs sut table. Nous déjeunions parfois d'une salade, d'un croque-monsieur ou d'un sandwich jambon-beurre dans l'un des cafés voisins du lycée, où cette insatiable lectrice m'entretenait intarissablement de romans dont, pour la plupart, j'entendais parler pour la première fois, mais que son enthousiasme contribuait, semaine après semaine, à me faire découvrir, tels Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier, Amok de Stefan Zweig, L'Écume des jours de Boris Vian, La nuit des temps de René Barjavel, L'Attrape-coeur de Jerome David Salinger ou bien encore le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras, pour ne citer ici que ses livres de chevet, terme que je n'entendais jamais dans sa bouche sans un certain trouble, car s'y attachaient naturellement l'image de son lit et, par association, celle de son occupante, que je ne pouvais alors m'empêcher d'imaginer étendue sur le ventre, le menton dans le creux des mains, un roman ouvert devant elle, sa chemise de nuit retroussée sur ses jambes nues, si bien que ces ouvrages me semblaient, lorsqu'elle me les tendait au dessus de la table du café ou que je les lisais quand elle me les prêtait, plus que de simples volumes de papier imprimé refermant des histoires et des personnages, mais des fragments de son intimité, détachés du monde mystérieux de sa chambre, porteurs de tout l'inconnu inaccessible de sa vie la plus secrète, de son sommeil, de ses rêves, de ses plaisirs qui sait, voire de sa nudité, dont ils étaient les témoins quotidiens et muets et ne laissaient passer jusqu'à moi, dans un subtil bouquets d'odeurs de colle, de papier, d'encre et de parfum pour jeune fille, que la délicieuse mais douloureuse émanation.
    Quand le temps le permettait, nous allions ensuite nous allonger sur une pelouse du jardin Lecoq, où, les yeux fermés, coiffé chacun d'un casque relié au même baladeur, nous écoutions de la musique, généralement celle, dite planante, des groupes Pink Floyd, Genesis, Yes, King Crimson ou Tangerine Dream, ou celle, plus froide et plus lugubre, des Cure, des Cocteau Twins, de Siouxsie & The Banshees ou de Joy Division."