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Manoeuvres de diversion - Page 28

  • La carte postale du jour...

    "La musique, la vraie musique, ne peut jamais être l'arrière-fond de quelque chose d'autre. Elle doit nous remplir — nous vider — de tout."
    - Marguerite Duras, La Passion suspendue (Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre)

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    Je me souviens d'avoir arpenté les rues de Genève avec un pulls gris-noir où j'avais tagué dessus le nom du groupe de Gavin Friday : Virgin Prunes, de manière très artisanale (un peu de travers donc), et ce souvenir d'un moi se promenant avec l'inscription Prunes Vierges sur la poitrine me fait sourire maintenant, mais je regrette juste de ne pas me rappeler des réactions des passants, dommage.
    Je me souviens bien d'avoir retrouvé ce burlesque, cet attrait pour le cabaret, le théâtre de la cruauté, l'influence d'Oscar Wilde et de Brel, que Gavin Friday aime tant, dans la musique d'Antony & The Johnsons, jusqu'à me demander s'il n'y avait pas plagiat parfois, quand Antony arborait, comme Gavin Friday, son boa sur scène, à ses débuts, et surtout à cause d'une chanson au titre énigmatique - Hitler in my heart - qui figure sur le premier album éponyme d'Antony - et qui me rappelle très clairement l'inscription The "Love Hitler" Cometh..., tout aussi énigmatique, figurant au centre du second album vinyle des Virgin Prunes et qui était aussi un titre inédit joué en concert avant leur séparation, faisant référence non pas à un amour éperdu pour le petit moustachu fan de Wagner mais plutôt au Night of the Hunter (La Nuit du Chasseur), le film de 1955 (dont Gavin est un fan).
    Je me souviens aussi qu'avec Marc Almond de Soft Cell, Morrissey des Smiths, Kristin Hersh des Throwing Muses ou encore Neil Halstead de Slowdive, Gavin Friday fait partie des ces artistes dont j'ai suivi la carrière solo quelques années, pour le perdre de vue, puis le retrouver avec un plaisir décuplé, surtout sur ce magnifique You take away the sun qui évoque un amour perdu :

    You take away the sun for me
    Every time you walk away from me.
    You take away ... I'm alone ... Come Home ...
    You've taken everything from me
    There's nothing left, can't you see
    I'm alone ...
    There was a time when life, it was a bed of roses
    And now time ... Time has taken ...
    You walk into the fire, that keeps burning ... The fire ...
    Oh! my yearning,

    to be holding hands with the one I love

    as the sky turns black there is no above.
    You take away the sun for me.
    Every time you walk away from me.

     

    Eclipse totale également avec ce nouveau roman de Cécile Wajsbrot, composé de quinze chapitres en forme de bande sonore pour évoquer un amour perdu et un amour à venir. Un roman musical certes, mais aussi photographique : description d'un lieu parisien mais aussi d'un personnage désiré qui est à la fois le souvenir et le futur amant. Cécile Wajsbrot réussit un roman dont l'histoire progresse avec douceur, comme cet escalier sur la couverture, qui mène vers l'ailleurs, l'inconnu, ce qui ne se distingue pas encore, mais qui s'imagine. Pour illustrer son histoire, l'auteur convoque et décrit avec beaucoup de passion, de talent, de dextérité, la musique, ou plutôt des chansons, des albums, bien précis, celles et ceux de Leonard Cohen (Famous blue raincoat), This Mortal Coil (Song to the siren), Radiohead (Kid A), Amy Winehouse (Rehab) ou encore Patti Smith (Because the night), pour ne citer qu'eux. Totale Éclipse est une belle réalisation, très originale, presque indispensable pour se dégager du bruit de la rentrée littéraire, en musique, évidemment...

    "À quoi sert une chanson si on ne peut l'écouter dix, quinze fois de suite, si elle n'exprime pas ce qu'on ressent au moment où on l'entend, si elle n'exprime pas mieux qu'on ne le pourrait des choses enfouies ou à fleur de peau, une partie de notre vie ? De retour chez moi j'avais mis un refrain qui me taraudait, une sorte de confidence presque murmurée, once upon a time I was falling in love, now I am just falling apart - autrefois je tombais amoureuse, maintenant je tombe en morceaux. Je n'y peux rien. Totale éclipse du cœur. Rien faire d'autre qu'entendre cette chanson pour la centième fois, trop fort, me laisser submerger par l'orchestration, la voix rauque, et attendre. Attendre qu'il revienne, espérer. Ai-je jamais attendu ainsi ? Quelqu'un que je ne connais pas ? Je croyais avoir renoncé, m'être consacrée à l'art, faire de mon mieux, rendre mon travail unique, en tout cas repérable, voir des expositions, être en contact avec d'autres photographes en pensant toujours à l'art, au métier, atteindre un jour, peut-être, la célébrité, au moins une renommée. Je croyais avoir décidé de donner la priorité aux images et non à ma vie, je faisait des conférences sur l'histoire de la photo, je montrais les premiers reportages, le témoignage lointain de la guerre de Crimée, 1855, la tour de Malakoff prise par Langlois, un fort en ruine et une petite maison de bois qui semble dominer un paysage désertique, une plaine dévastée. Un télégraphe rudimentaire et des ciels retouchés, un ensemble présenté dans un panorama sur les Champs-Élysées - un panorama ? C'est une rotonde où sont exposées des photographies ou des dessins qui permettent de voir un paysage sur 360 degrés. Ou bien Roger Fenton, le photographe anglais apportant son lourd matériel en Crimée, toujours, et cette prise de vues intitulée Valley of the Shadow of Death, vallée de l'ombre de la mort, dont il existe deux versions, l'une où la route est encombrée de boulets de canon, l'autre où la route est vide et les boulets sur le bas-côté. Ont-ils été placés sur la route dans un deuxième temps, pour figurer la présence de la guerre - ainsi que le suggère Susan Sonntag dans une célèbre analyse - ou la photographie vide a-t-elle été prise avant l'autre, les boulets n'étant pas encore tombés ? L'ordre des photos , outre son importance historique, aiderait à déterminer si la photographie des boulets sur la route est une mise en scène - et du point de vue contemporain, une falsification - ou si le reportage montre une réalité. Il m'arrivait de poser ces questions devant un auditoire, et quand je les posais, de m'y intéresser, il m'arrivait de décrypter la fameuse photographie de la prise du Reichstag et du drapeau soviétique flottant sur Berlin, d'Evgueni Khadei, dont on sait aujourd'hui qu'elle ne fut pas spontanée, que le soldat s'y reprit à plusieurs fois pour monter et brandir le drapeau symbole de victoire. Je parlais de guerres que je n'avais pas connues, d'un matériel que je n'utilisais pas, au nom de l'Histoire et de la nécessaire connaissance du passé, mais devant cette ombre d'homme, rien ne tenait plus. Total Eclipse of the Heart, au milieu du refrain - Once upon a time I was falling in love - la pluie avait cessé. And now I am falling apart. Je retourne au café chaque matin en espérant qu'il reviendra. J'y suis à l'ouverture et je n'ose pas partir."

     

  • La carte postale du jour...

    "Je ne suis pas un être de joie, je ne suis pas un passager. J’avoue que je serai content quand je mourrai, voilà la vérité. C’est que je désire mourir de la façon la moins douloureuse possible, surtout que je n’ai pas besoin, je ne suis pas assoiffé de douleur."
    - Louis-Ferdinand Céline, interview avec Louis Pauwels et André Brissaud (Radio-Télévision française, Printemps 1959)

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    Je me souviens d'avoir été un peu déçu par ce disque à sa sortie, par sa production trop compressée, un son globalement plus faible que pour un disque normal, ce qui vous oblige à augmenter le son sur la stéréo, puis, petit à petit, de l'avoir bien aimé puis adoré jusqu'à l'écouter parfois tous les jours de toutes les semaines de tous les mois, ce qui m'arrive encore parfois ces derniers temps.
    Je me souviens bien d'être allé à Lausanne cet été 1989 voir le groupe "tourner" (comme on dit) cet album, du public, nombreux, qui n'en avait cure (facile), de la première partie - Shelleyan Orphan (avec la charismatique Caroline Crawley que je découvrirais peu après sur la magnifique reprise de Late night de Syd Barrett figurant sur le dernier album du (faux) collectif This Mortal Coil!) -, d'avoir boudé dans mon coin quand The Cure ont joué l'affreux Why can't I be you (quelle chochotte je fais parfois) puis d'avoir été terriblement ému quand ils ont joué Faith.
    Je me souviens aussi qu'avec Viva d'X-mal Deutschland, Tinderbox de Siouxsie et The Stars we are de Marc Almond, Disintegration de The Cure est, pour moi, l'un de ces albums les plus chargés de souvenirs et que son écoute me met toujours dans un état étrange, comme un flottement agréable, si ce n'est ce morceau de plomb dans ma poche qui me ramène à la réalité, les paroles de Robert Smith sur Plainsong peut-être :

    Sometimes you make me feel
    Like I'm living at the edge of the world
    Like I'm living at the edge of the world
    "It's just the way I smile" you said

    Avant de me faire une overdose de rentrée littéraire, il est bon de revenir à ces petits livres que j'adore relire de temps à autre : Manifestation de notre désintérêt de Jean Rouaud, Du plaisir de haïr de William Hazlitt, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman, le truculent Tyrannicide de Giulio Minghini (découvert il y a un an mais relu déjà quatre fois!), La bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic, Ce que j'appelle oubli de Laurent Mauvignier, À la fin d'Eric Laurrent, Jérôme Lindon de Jean Echenoz (la liste semble infinie, j'arrête ici) et cet Invité mystère de Grégoire Bouillier où j'aime me plonger comme on s'enivre sans excès d'un (très) bon vin (facile facile). Autofiction réussie, livre qui mêle à la fois les exigences littéraires, qui en font un ouvrage très éloigné de tout divertissement, les références (Ulysse de Joyce, L'Âge d'Homme de Michel Leiris, Mrs Dalloway de Virginia Woolf), l'art contemporain (Sophie Calle) et le contemporain tout court - dans son excès de réalité -, c'est un petit chef-d'œuvre de nombrilisme généreux, d'à quoi bon qui fait sens, de fiasco glorieux... ça et les Cure et ma journée est sauvée.

    En même temps les quotidiens titraient en énorme à la devanture des kiosques sur la "Réunification de l'Allemagne" et le magazine Best titrait "The Cure : Reintegration" et le magazine Guitare et Claviers titrait "Remixouko" et c'était comme si l'époque semblait prise d'une frénésie de recycler le passé pour mieux aller gaillardement de l'avant et solder ses comptes avant d'en ouvrir de nouveaux à l'approche du troisième millénaire et je me disais que son appel n'était pas tout à fait dû au hasard et qu'il participait de la marche de l'histoire, oui, il était en un certain sens historique au-delà de ce que j'imaginais et personne n'échappe à son environnement. C'était peut-être une explication. Car à travers le chaos de mes sentiments et sensations je cherchais à résoudre l'énigme que constituait pour moi son appel, oui, il s'agissait d'une énigme et même un défi à l'entendement et je ne comprenais pas, comment avait-elle pu oser, c'était inconvenable, désirait-elle ma destruction totale et mon anéantissement ? S'agissait-il d'un complot ? Mais trop d'eau avait passé sous les ponts, comme on dit, pour qu'elle cherchât à se venger après toutes ces années et elle n'avait d'ailleurs selon moi aucun motif de se venger et cela ne tenait pas debout, il s'agissait d'autre chose, comme tout le monde elle avait forcément accès aux sentiments les plus élémentaires et je ne savais plus où j'en étais et ma tête n'était qu'une plaie et je me tordais le cou dans mes sous-pulls pour tenter d'apercevoir ce qui m'échappait car il devait fatalement y avoir un sens à tout cela ou alors, c'était la fin des haricots, comme on dit, et la civilisation n'était qu'un mensonge de plus et cela ne valait même plus la peine de faire semblant d'y croire dans les pays dits civilisés et je m'approchais une fin d'après-midi tout au bord d'un trottoir tandis que des voitures arrivaient en trombe sur le boulevard.

  • La carte postale du jour...

    "L'amour heureux n'a pas d'histoire. Il n'est de roman que de l'amour mortel, c'est-à-dire de l'amour menacé et condamné par la vie même."
    - Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident (1938)

    Lydie Salvayre, pas pleurer, Bernanos, Czars, John Grant, Stuart staples, Sorry i made you cry

    Je me souviens de la première écoute de la chanson Drug, ce timbre de voix sombre et velouté, cette mélancolie à l'état pur, que je croiserai sur une chanson du collectif Lilium, puis sur cet album de chansons tristes où les Czars atteignaient des sommets et John Grant les étoiles, puis sur son premier album solo avec la chanson Marz (en parlant d'étoile), qui reste l'une de mes favorites, puis le second et la chanson Glacier qui me plonge dans des abysses de tristesse dont il est parfois difficile de ressortir indemne.
    Je me souviens bien que ce Sorry I made you cry des Czars avait directement pris une place importante dans ma collection de disques composés de "covers", pas loin de celui de son contemporain Grant-Lee Phillips (Nineteeneighties) et celui - bien plus ancien - de Siouxsie & The Banshees (Through The Looking Glass), car la reprise est un art que je ne me lasse pas de savourer.
    Je me souviens aussi que John Grant représentait - et aujourd'hui encore - le type parfait du chanteur dandy, un peu comme Stuart Staples des Tindersticks ou même Bryan Ferry, avec ou sans ses Roxy Music, mais John Grant est simplement le plus grand, le plus charismatique, surtout quand il se sert dans le répertoire de ballades tire-larmes, que cela soit Song to the siren, Black is the colour, My funny valentine ou ce I'm sorry emprunté à Sinatra qui fut l'un des ses premiers interprètes :

    I'm sorry dear, so sorry dear, I'm sorry I made you cry
    Won't you forget, won't you forgive, don't let us say goodbye
    One little word, one little smile, one little kiss won't you try

    Dans le livre de Lydie Salvayre il est aussi question de larmes, celles versées, celles retenues aussi, puisque son titre en forme d'injonction l'indique : Pas pleurer. Été '36, de jeunes Espagnols rêvent de république, de liberté, d'amour et de révolution, alors qu'au même moment l'écrivain français Bernanos qui avait embrassé la cause phalangiste et se trouve à Majorque voit ses valeurs voler en éclats. Un superbe roman au rythme tendu, historique et intime à la fois puisque l'auteur raconte ni plus ni moins que les souvenirs de sa mère qui dut s'exiler en France trois ans plus tard, alors que Bernanos rédigeait presque en même temps son livre Les grands cimetières sous la lune dans lequel ildénoncera violemment la répression franquiste. Pas pleurer est un livre fiévreux, indispensable aussi, et qui ferait un beau Goncourt, tiens.

    "As-tu comprendi qui étaient les nationaux ? me demande ma mère à brûle-pourpoint, tandis que je l'aide à s'asseoir dans le gros fauteuil en ratine verte installé près de la fenêtre.
    Il me semble que je commence à savoir. Il me semble que je commence à savoir ce que le mot national porte en lui de malheur. Il me semble que je commence à savoir que, chaque fois qu'il fut brandi par le passé, et quelle que fut la cause défendue (Rassemblement national, ligue de la nation française, Révolution nationale, Rassemblement national populaire, Parti national fasciste...), il escorta inéluctablement un enchaînement de violences, en France comme ailleurs. L'Histoire, sur ce point, abonde en leçons déplorables. Ce que je sais, c'est que Schopenhauer déclara en son temps que la vérole et la nationalisme étaient les deux maux de son siècle, et que si l'on avait depuis longtemps pu guérir le premier, le deuxième restait incurable. Nietzsche le formula de façon plus subtile, qui écrivit que le commerce et l'industrie, l'échange de livres et de lettres, la communauté de la haute culture, le rapide changement des lieux et de pays, toutes ces conditions entraîneraient nécessairement un affaiblissement des nations européennes, si bien qu'il devait naître d'elles, par suite de croisements continuels, une race mêlée, celle de l'homme européen. Et d'ajouter que les quelques nationalistes qui subsistaient n'étaient qu'une poignée de fanatiques qui tentaient de se maintenir en crédit en attisant les haines et les ressentiments. Bernanos se défiait lui aussi de l'usage abusif du mot nation dont ses anciens amis se gargarisaient. "Je ne suis pas national (disait-il) parce que j'aime à savoir exactement ce que je suis, et le mot national, à lui seul, est incapable de me l'apprendre. (...) Il n'y a déjà pas tant de mots dans le vocabulaire auxquels un homme puisse confier ce qu'il a de plus précieux, pour que vous fassiez de celui-ci une sorte de garni ou de comptoir ouvert à tout le monde.""

  • La Carte postale du jour...

    Ses étreintes avaient cette langueur et cette force qui étaient pour moi un langage.
    - Jules Amédée Barbey d'Aurevilly, Les Diaboliques (1874)

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    Je me souviens de demander au disquaire de Sounds de me décrire un peu la cassette vhs du groupe allemand Einstürzende Neubauten qu'il louait alors, et lui de me dire de questionner plutôt ce type là - Alban - qui en est fan, et ce dernier de m'expliquer que c'est tourné au Japon et que c'est bien (à cette époque, fin 80, on n'abuse pas encore des superlatifs "trop bien", "top" où que sais-je encore - mais c'est peut-être ma mémoire sélective qui me fait penser cela?) ; par la suite j'ai dû faire voir cette vidéo à toutes les personnes que je connaissais, tellement le choc en fut grand.
    Je me souviens bien qu'avec Nick Cave, David Bowie, Bashung et quelques autres encore, Blixa Bargeld est très vite entré dans mon panthéon des crooners bizarres que j'apprécie voir vieillir à mes côtés (façon de parler).
    Je me souviens aussi d'avoir été complètement emballé par cette collaboration récente entre l'Italien Teho Teardo - musicien expérimental qui donne ici une forme musicale mélancolique lancinante, riche et subtile, cela par la présence du Balanescu Quartet - et Blixa Bargeld, parolier surréaliste depuis son époque avec les Neubauten, devenant toujours plus extravaguant en vieillissant, véritable dandy habité par l'esprit dada, optant pour un fond multilingue passant de l'italien à l'allemand puis à l'anglais, et réciproquement ! À découvrir sur ce merveilleux titre d'ouverture - Mi Scusi :

    Mi scusi, la lingua, la parlata
    Scusi. Il mio italiano
    È ancore giovane e inesperto
    È che va cosi, si perde un po' sperduto
    Sul serio:
    L'accento, che non se ne va
    Wer bin ich in einer anderen Sprache?
    Kommen die Metaphern mit mir mit?

    Dans ce bel essai d'une rare intelligence et au magnifique titre - Au lieu du péril -, Luba Jurgenson, à qui l'on doit les traductions d'Oblomov de Gontcharov et, tout récemment, de La Limite de l'oubli du jeune écrivain Sergueï Lebedev, plonge dans son passé pour en sortir une réflexion très touchante sur le vivre en deux langues. Au fil des pages, on croise Paul Celan, Nathalie Sarraute, Joseph Brodsky ou encore Jorge Luis Borges, dans une suite de chapitres qui sont autant de vagabondages dans la littérature que de va-et-vient entre les langues française et russe. On ne peut que saluer ce livre hautement intéressant.

    "Un jour, comme il était temps qu'il sorte de sa maison, il partit, toujours par le même chemin car il n'y en avait pas d'autre, jusqu'à l'endroit où chacun rencontre sa pierre d'achoppement." C'est ainsi que commençait un récit que je devais remettre à la revue Siècle en mai 1986, quelques jours avant la naissance de Rachel, mon aînée. À l'endroit où "il" s'arrêtait pour considérer indéfiniment l'obstacle surgi sous ses pieds, cloué sur place par la pensée de l'empêchement, la pensée de l'arrêt sur la pensée, ma propre écriture se heurtait à une interdiction de franchissement. Le récit en resta là. Si je l'avais continué, il aurait consisté en cette seule phrase répétée en boucle, en un ressassement de la progression impossible, de la sortie jusqu'à l'obstacle. J'avais bien sûr devant moi une image venue de la langue russe, qui possède aussi cette autre expression : "la faux a buté sur une pierre". La Faucheuse elle-même, freinée momentanément dans sa marche, laisse à l'homme un sursis afin qu'il puisse contempler l'obstacle. Aussi, ne sort-on de chez soi que pour cela : marquer un temps d'arrêt. Un temps d'arrêt.
     Mais c'est dans une autre langue que se cachait la suite de cette histoire. En 1995, à Cologne, puis à Berlin, dans Oranien-strasse que j'avais arpentée et où je m'étais arrêtée tant de fois, Gunter Demnig plaça des Stolpersteine, pierres d'achoppement qui invitent le passant à regarder sous ses pieds pour constater qu'un Juif ayant vécu là a été déporté et assassiné.
     Car on disait lorsque l'on trébuchait : "Da liegt ein Jude begraben" - ici, un Juif est enterré. Un peu comme on dit "à vos souhaits" lorsque quelqu'un éternue.
     On ne pouvait pas repeupler l'Allemagne de Juifs ressuscités, mais de Juifs morts, oui.
     Le Juif enterré en moi m'a fait signe. Et, comme il fallait s'y attendre, il m'a hélée dans une langue étrangère.

  • La carte postale du jour...

    "Le cœur est fendu en deux et ne sait ce qu'il veut.
     La barque doit aller pour lui - jour et nuit ne sont qu'un rideau changeant à traverser. Avancer d'un courage farouche. Pas à cause des hommes. À cause d'énigmes embarrassantes.
     Le cœur est fendu en deux en grand secret."
    - Vesaas, La Barque le soir

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    Je me souviens d'avoir découvert Marc Seberg en achetant un peu par hasard l'album intitulé 83 au marché aux puces, on en trouvait plein à cette époque, tout comme le maxi Velvet tales des Suissesses The Vyllies ou Victorialand des Cocteau Twins, classiques des soldes vinyles à la fin des années 80, mais dans le cas de Marc Seberg j'avais été étonné par la puissance de la voix, les affiliant assez vite à mes favoris de cette époque : And Also The Trees.
    Je me souviens bien m'être rendu au Leysin Rock Festival de 1990, pour voir les Cure principalement, mais aussi, un peu, pour Marc Seberg, d'arriver sur les hauteurs où régnait un froid de canard sous un ciel de plomb, pluie fine et d'autant plus désagréable, boue, tout cela en total désaccord avec mon pantalon en similicuir et mes chaussures pointues à sangles "têtes de mort" (il faut que jeunesse se passe), ce qui, ma copine et moi (mais surtout moi), nous a fait prendre le chemin du centre du village pour boire une bière au sec ; bière qui a fini par accident sur mon pantalon, avec comme résultat de me faire reprendre le train pour Nyon et passer la soirée à regarder un film (Le ventre de l'architecte de Greenaway - excellent) avec la mère de cette même copine... depuis lors je déteste les festivals (mais j'aime toujours autant Marc Seberg et Peter Greenaway).
    Je me souviens aussi que la chanson Quelque chose, noir m'a fait penser, un peu, à Atmosphere de Joy Division - et venant de moi c'est LE compliment ultime - mais que, par contre, j'ai vivement regretté que l'album en entier soit produit de façon si eighties puisqu'il a mal vieilli, comme je m'y attendais, à part ce titre, puissant et sombre, avec cette voix, immense, cette présence, nocturne, celle de Philippe Pascal :

    Le général Hiver plonge sa dépression
    Du bout des nerfs, sous une chape de plomb.
    Je me souviens d'un morceau de bleu,
    Dans le feu de l'absinthe, une couleur s'est éteinte.
    QUELQUE CHOSE, NOIR se traîne
    Dans le silence s'enfonce

    Je ne sais pas qui est Gabriel Dufay, et c'est une chance. Pas de préjugé, négatif ou positif, seulement une lecture apportée par le hasard et qui s'avère intéressante, car comme disait Paul Valery "ce qui m'intéresse n'est pas ce qui m'importe".
    Hors jeu est un livre sur le théâtre, un éloge mais pas seulement puisque comme Thomas Bernhard, Gabriel Dufay critique tout aussi vertement le "système", les corrompus, les abuseurs, les tristes clowns, les imposteurs du métier qui est le sien. Même si je continue à penser que vouloir critiquer le système de l'intérieur n'est qu'une façon de se corrompre soi-même, j'ai trouvé ce livre vraiment bien écrit, honnête, avec de beaux passages sur la poésie, sur le métier d'acteur, sur le rêve... la nuit aussi :

    "J'aime par ailleurs sortir d'un spectacle et me retrouver enveloppé par la nuit, marcher silencieusement dans la ville, accompagné des émotions fortes que j'ai ressenties. Quand je viens de jouer, une bonne marche nocturne me permet de recouvrer mes esprits et de faire durer un peu un peu plus longtemps l'euphorie éprouvée sur scène. La nuit calme et console, elle offre au théâtre comme un écrin de velours soyeux et mystérieux.
     Ordinairement, le théâtre commence le soir et se prolonge dans la nuit. Je n'aime pas tellement ce qu'on appelle les matinées, ces représentations qui ont lieu l'après-midi, que je trouve contraires à l'essence même des spectacles, aux fantômes, qui ne s'éveillent pas dans la journée. Le théâtre pour moi se marie à la nuit, et c'est du noir que naissent les spectacles et les personnages qui nous ravissent. Comme c'est du noir que la naissance et la mort procèdent. Est-ce à dire que le théâtre a des accointances avec ces deux gouffres qui nous encerclent ? Je le crois, tant la nuit et le théâtre ont pour moi une force métaphysique peu commune.
     Nuit du théâtre et théâtre de la nuit. Les nuits de Patrice Chéreau et de Claude Régy, tout comme les nuits de Caspar David Friedrich et de Edward Hopper, m'ont fait entrer dans des espaces inconnus et accéder à de nouvelles perceptions. Et Hamlet, prince du théâtre, prince de la nuit, nous fait entendre ses interrogations et se heurte à une folie sans nom. Est-ce parce qu'il est entouré de nuit qu'il semble tomber dans le piège de la folie qu'il voulait feindre ? La nuit du monde et la nuit de l'homme s'embrassent au théâtre. Et le royaume d'Elseneur nous ouvre ses portes."