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Livre - Page 12

  • La carte postale du jour...

    "Et maintenant, réfléchissez, les miroirs."

    - Jacques Rigaut, Écrits

    mercredi 10 février 2016.jpg

    Je me souviens que l'ami russe qui m'a dégoté ce disque a dû véritablement se démener pour le trouver, parcourant une partie de Moscou - et Moscou c'est grand, très grand... - pour l'acheter chez un privé, et puis le disque a fini dans la valise d'Annick qui l'a transporté jusqu'à Genève et a traduit une partie des textes pour moi - qu'ils en soient tout deux remercié chaleureusement.

    Je me souviens bien que j'ai été amusé de découvrir ces deux groupes d'électro-pop, Прощай, Молодость! (Prochai Molodost) et Биоконструктор (Biokonstruktor), avec une préférence pour les derniers, plus sombres au niveau de la musique, groupe d'ailleurs considéré comme l'équivalent russe des Depeche Mode et célébré "meilleur groupe de l'année" en 1986 par le magazine Moskovskiy Komsomolets.

    Je me souviens aussi d'avoir été scotché par la chanson qui donne son nom au groupe - superbe hymne néoromantique synthétique, que j'ai immédiatement inscrite dans ma liste de titres à passer en soirée...

     

    Он все время что-то читает

    Или по долгу смотрит на солнце.
    Женщины его не привлекают.
    Он чертит на песке бензольные кольца.
    Он хочет научиться решать проблемы,
    Ответить на вопрос: "быть или не быть",
    И, погруженный в расчеты и схемы,
    Он синтезирует способ жить.
    Конструктор, конструктор.... 

    Il passe son temps à lire
    Ou à observer longuement le soleil
    Les femmes ne l'intéressent pas
    Il dessine sur le sable des cercles benzéniques.
    Il veut apprendre à résoudre des problèmes
    À répondre à la question "Être ou ne pas être"
    Et, plongé dans ses calculs et ses schémas,
    Il synthétise une manière de vivre
    Le constructeur, le constructeur

    https://www.youtube.com/watch?v=CLPbMA_HFz4

     

    Matei Vișniec est roumain, écrit surtout du théâtre (plus de vingt pièces) et réside à Paris où il travaille comme journaliste. Auteur d'un premier roman en 2013, il fait paraître ces jours ce second roman, mille-feuille, kaléidoscopique et surréaliste ; il y est question d'une quête, celle de la première phrase, puis de celles des romans de Kafka, Camus, Thomas Mann et beaucoup d'autres encore ; il y est question aussi de souvenirs familiaux, de début d'un roman fantastique, d'une rencontre amoureuse dans une librairie en désordre, d'un logiciel d'écriture de romans et de bien d'autres histoires encore pour avoisiner la douzaine de récits sans rapport les uns avec les autres et qui s'entrechoquent au fil de ce livre qui est en définitive un éloge à la littérature dont le contenu jubilatoire est follement addictif. Bravo aux éditions Jacqueline Chambon de prendre le risque insensé de publier un tel livre - livre qui est comparable dans sa forme (pas forcément dans le fond, bien sûr) à des objets littéraires insolites comme l'ont été, pour ne citer que quelques noms et m'adonner ainsi à la facilité plaisante du "name dropping", Vies et opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne, Pétersbourg de Biély ou encore Ulysse de Joyce. En effet, ce labyrinthe littéraire qu'a fabriqué Matei Vișniec s'adresse aux bibliovores, qui, au contraire des amateurs de fastfood littéraire, aiment relever des défis en forme de courses d'obstacles, avec cette satisfaction stimulante qu'est la certitude que ce livre bien particulier s'inscrira en eux de façon définitive - et un grand bravo à Laure Hinckel pour avoir traduit ce merveilleux Marchand de premières phrases.

     

    Extrait de Le Marchand de premières phrases, de Matei Vișniec, publié aux éditions Jacqueline Chambon (2016) :

    " - Ce qu'est un roman ? Avant tout, c'est une quantité de temps. Quand vous voyez un roman dans une librairie, si vous êtes un peu attentif, vous pouvez évaluer immédiatement la quantité de temps qu'il contient. Et cela dans un double sens : le temps qui a été nécessaire à l'auteur pour l'écrire et le temps qu'il faudra pour le lire.

     Ah, comme elle m'était connue cette voix !

     Mais il y a encore quelque chose, quelque chose que personne ne peut évaluer... C'est combien de temps vous serez marqué par un roman après l'avoir lu. Il y a des romans qui vous accompagnent durant toute une vie, qui restent en vous, qui durent... Voilà pourquoi je dis qu'un bon roman est une victoire sur le temps.

     La voix de M. Courtois semblait collée à mon tympan, j'entendais ses mots sans le voir, mais je n'étais ni intrigué ni irrité, car ces considérations m'intéressaient et ma seule surprise était qu'elles ne sortaient pas de mon propre cerveau.

     - Je vous devais cette phrase, dit encore M. Courtois avant de se jeter sur une nouvelle série de saucisses qui étaient cuites juste comme il le fallait, selon les conseils de Victor.

    Je sentis que dans ma main droite venait de se glisser un billet, un rectangle de papier plus consistant qu'une carte de visite : c'était un morceau de papier plié.

     Seigneur, le moment était-il venu ? Tout mon être fut ravagé par un frisson, un spasme. Tenais-je donc entre mes doigts la phrase miracle qui devait me propulser vers l'immortalité ? Mais pourquoi M. Courtois avait-il décidé de me la remettre d'une façon si peu protocolaire, si peu culturelle ? J'avais attendu pendant des mois et des mois qu'il me convoque dans un lieu chargé de mythologie, dans un de ces cafés parisiens chargés de mémoire culturelle, comme l'étaient La Rotonde ou La Coupole, ou alors Les Deux Magots ou Le Procope... Mais qu'importait la forme, ce qui comptait était qu'enfin l'on m'avait remis la phrase, la source primaire de ce que j'allais devenir, construire, laisser derrière moi après mon passage dans l'univers. En définitive, mon minuscule potager parisien était un espace culturel. Le mot culture, au sens figuré, n'avait-il pas son origine dans le sens premier de "terre cultivée" ?

     La main dans laquelle je tenais le bout de papier glissé par M. Courtois se mit à trembler et à se liquéfier littéralement. Je devais immédiatement lire ce que m'avait écrit M. Courtois, me dis-je, sinon le papier allait s'imbiber et la phrase deviendrait illisible... Je me souvins que M. Courtois écrivait toujours ses lettres au stylo plume, ce qui était évidemment aussi le cas de ma phrase, écrite à l'encre bleue sur un morceau de papier fragile, or il est bien connu que rien ne se dissout, ne se dilate, ne se déforme plus facilement qu'un texte écrit à l'encre sur un bout de papier fragile en contact avec l'humidité et la chaleur.

    Avant de déplier ce billet qui me brûlait les doigts, je jetai un œil alentour, pour m'isoler de tous ces gens rassemblés là non sans une certaine intention... M. Courtois ne m'avait-il pas dit que je devais être le dernier bénéficiaire de l'Agence ? Était-ce lui qui avait choisi ce lieu et ce symbole, mon potager entouré de rosiers, pour en faire le cadre de son geste final?"

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Dans les dessins animés, Donald Duck reçoit sa ration de coups comme les malheureux dans la réalité, afin que les spectateurs s'habituent à ceux qu'ils reçoivent eux-mêmes. "

    - Theodor W. Adorno, Kulturindustrie

     

    vendredi 5 février 2016.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert La Féline en écoutant un podcast de l'émission (excellente) de Marie Richeux sur France Culture - Les Nouvelles Vagues -, et d'avoir "rembobiné" (vestige linguistique du temps des cassettes) mon iPod pour pouvoir écouter cette chanson encore et encore et encore - ça s'appelle un coup de foudre, je crois.

    Je me souviens bien de ma joie, il y a deux semaines à peine, lorsque j'apprends qu'Agnès Gayraud - alias La Féline - est agrégée de philosophie et qu'elle a consacré sa thèse à Adorno, qu'en plus de cela elle aime Nick Cave et que sur son disque elle emploie une boîte à rythmes TR 808 (!) - au risque de me répéter, on appelle ça un coup de foudre, je crois.

    Je me souviens aussi que la musique minimale et synthétique de La Féline m'a ramené tout droit à une partie de mon adolescence, vers 1986, lorsque j'avais découvert à la fin d'une cassette que m'avait refilée mon frère le groupe Baroque Bordello, révélation que new wave et textes en français n'étaient pas incompatibles ; un an plus tôt, celle qui allait devenir La Féline était prise en photo par son père, photographie devenue l'objet d'une obsession et d'un fétichisme dont cet album découle et dont la chanson Adieu l'Enfance est la synthèse parfaite.

     

    Cachée dans la forêt
    T'avais six ans je crois
    Debout sur ton rocher
    J'ai de la peine pour toi
    Vas, tu devrais rentrer
    Il commence à faire noir
    La nuit est tombée
    Je te dis au revoir
     
    Maintenant, j'en suis certaine
    Tu ne reviendras
    Pas j'en suis certaine
    Gamine aux abois
    J'ai retrouvé tes carnets
     
    Les cassettes que tu gardais
    Je sais même plus qui t'étais
    Ta couleur préférée
    J'suis perdue dans la forêt
    De tes grandes espérances
    Je te vois t'éloigner
    Adieu l'enfance
    Adieu l'enfance
    Maintenant j'en suis certaine
    Tu ne reviendras pas
    J'en suis certaine
    Gamine aux abois
     
    J'pleurerai pas pour ça
    J'pleurerai pas pour toi

    https://www.youtube.com/watch?v=-oZL_1ly7dA

     

    Dans le dernier roman de Céline Curiol, Les vieux ne pleurent jamais, il est question d'une photo retrouvée lors de la lecture du Voyage au bout de la nuit, trouvaille qui permet de quitter la comédie des mœurs pour une quête d'un passé plus intime, quoiqu'encore obscurci par le présent, surtout quand il s'agit du présent lent, soucieux et fatigué d'une femme âgée. On appréciera la qualité de l'écriture de Céline Curiol, qui observe et décrit le grand âge sans (trop) tomber dans la facilité ou le cliché, même si on sent parfois la quadragénaire qui essaie de décrire toutes les difficultés d'une femme de presque deux fois son âge - il faut bien l'avouer. On appréciera encore lorsque l'auteure glisse des événements d'importance dans le récit, mêlant petite et grande Histoire, comme ce passage sur la grève des imprimés (journaux) dans les Etats-Unis du début des années 60, qui permet l'examen rapide des habitudes masculines. On se laisse volontiers glisser tout au long de ce livre qui, à partir de la moitié, verse vers le roman à intrigue que les amateurs de polars apprécieront certainement (ce qui n'est pas exactement mon cas), permettant ainsi à l'histoire de prendre un nouveau souffle tout en restant centrée sur sa protagoniste : Judith, une femme d'origine française expatriée aux Etats-Unis, endeuillée par la mort encore récente de son mari. On regrettera toutefois que la lecture du Voyage au bout de la nuit ne soit, en définitive, qu'un prétexte. L'histoire arrivée à sa fin, l'énigme levée, l'opacité éclaircie, le champ de tensions disparu, reste la rumeur du monde contemporain dont Barthes disait qu'il est l'inactuel - ce qui permet de penser que ce roman a peut-être quelque chose d'universel et qu'il est donc important de le lire.

    Extrait de Les vieux ne pleurent jamais, de Céline Curiol (publié aux éditions Actes Sud) :

    "Il est des expériences supposées anodines qui, de façon aussi inopinée que définitive, renversent les représentations qui se donnaient pour certaines. La visite à l'usine Ben & Jerry, la soirée qui s'ensuivit, l'intégralité de notre voyage en bande organisée comptèrent pour moi au nombre de celles-ci. Ce fut un séjour sous vide. En l'absence d'improvisation, le monde réel se révélait hors d'atteinte : les organisateurs nous en avaient fermé l'accès en nous gardant sagement à l'intérieur de leur circuit. Sur plusieurs centaines de kilomètres, nous avions été trimbalées. Pourtant, j'avais la sensation, a posteriori, d'avoir regardé une autre accomplir ces déplacements, comme à la télévision. Au moins, Janet et moi en étions revenues plus complices. Cependant, si elle m'avait réjouie la plupart du temps, sa présence n'avait que partiellement estompé mon inconfort pendant ces deux jours. J'étais déçue ; ça avait été un faux voyage, une sortie sous surveillance aux côtés de gens dont la docilité avait fini par m'apparaître comme un outrage à la vieillesse."

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
    Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie."

    - Charles Baudelaire, La voix

    dimanche 31 janvier 2016.jpg

     

    Je ne me souviens pas quand j'ai découvert Suicide et pourtant cela aurait dû être un choc et laisser une trace ?!? mais Walter Benjamin disait que le souvenir n'est jamais la bonne clé pour mettre la main sur le passé dans sa version durable et j'en déduis donc que j'ai dû perdre la clé de ce moment-là, du moment Suicide.

    Je me souviens bien des tonnes d'anecdotes entendues sur cet album datant de 1977, de leurs tournées chaotiques et de la violence envers ce groupe qui n'utilisait ni guitares ni batterie, et surtout l'histoire drôle mais effrayante de ce concert à Glasgow, en 1978, où le groupe ouvrant pour The Clash, a vu une hache lancée par quelqu'un dans le public passer à quelques centimètres du visage d'Alan Vega, le chanteur - Suicide était plus punk que les punks, c'est sûr.

    Je me souviens aussi d'un concert du belge Dirk Ivens avec son projet Dive, dans les années 90, reprenant Ghost Rider, et puis je me souviens aussi de Pascal Gravat et son projet Mars, lors d'un concert organisé par Alex et moi-même, en 2010 à l'Usine, reprenant lui aussi Ghost Rider, et de la tension et de l'attention que cela suscite dans le public aujourd'hui encore, même si mes titres favoris de Suicide sont le plus souvent les plus musicaux - comme Dream Baby Dream ou Surrender - bien que le plus fascinant de tous reste à mon avis Frankie Teardropmurder-ballad synthétique de dix minutes avec son fameux cri...

    Frankie Teardrop
    Twenty year old Frankie
    He's married he's got a kid
    And he's working in a factory

    He's working from seven to five
    He's just trying to survive
    Well lets hear it for Frankie
    Frankie Frankie

    Well Frankie can't make it
    'Cause things are just too hard
    Frankie can't make enough money
    Frankie can't buy enough food

    And Frankie's getting evicted
    Oh let's hear it for Frankie
    Oh Frankie Frankie
    Oh Frankie Frankie

    Frankie is so desperate
    He's gonna kill his wife and kids
    Frankie's gonna kill his kid
    Frankie picked up a gun

    Pointed at the six month old in the crib
    Oh Frankie
    Frankie looked at his wife

    Shot her
    "Oh what have I done?"
    Let's hear it for Frankie

    Frankie Teardrop
    Frankie put the gun to his head
    Frankie's dead

    Frankie's lying in hell

    We're all Frankies
    We're all lying in hell

    https://www.youtube.com/watch?v=8_dXp0eF8s0

     

    Nietzsche disait que "la musique a trop longtemps rêvé ; nous voulons devenir des rêveurs éveillés et conscients" et c'est ces mêmes rêveurs éveillés dont parle Théo Lessour (notez bien son nom) dans ce fabuleux essai intitulé Chaos-phonies - Du jazz à la noise, le sacre du chaos. Ce même chaos que Karl Kraus voulait rétablir au début du XXème siècle, alors que Karl Tieg, lui, voulait carrément "liquider l'art". Les avant-gardes vont vomir le chaos, Russolo en tête, pour aboutir à diverses tendances d'appréhender le bruit dans la musique - jusqu'à devenir de l'a-musique. On s'intéressera bien sûr à la révolution rock avec trois grandes dates et trois groupes / artistes majeurs, à savoir Bob Dylan en 1965 qui se met à dos ces fans en électrifiant sa musique, les Beatles en 1966 avec l'excellent album charnière qu'est Revolver, véritable concentré de technologie et d'expérimentation en studio, et, en 1967, Hendrix qui noie l'hymne américain dans un bain électrique. Mais si le rock donne l'illusion de liberté, par son bruit, ses fringues et ses postures sexuelles, il n'est au final qu'un produit d'appel aliénant de l'industrie culturelle à l'image d'un consumérisme effréné, pour reprendre les mots d'Adorno (qui disait à peu près la même chose déjà au sujet du jazz). Heureusement, et c'est là que cela nous intéresse au plus haut point : vient l'album White Light White Heat du Velvet Underground, puis le punk, et, surtout, l'arrivée de groupes plus punks que les punks, comme Throbbing Gristle, Einstürzende Neubauten, Sonic Youth, les Swans, Suicide, Coil, DAF, etc. On entre en terrain hostile. C'est un art qui dénie la culture, ou du moins, comme l'explique merveilleusement Théo Lessour, la renaturalise pour permettre à l'hybridation des genres de ne pas devenir asséchante. Mais c'est un art aujourd'hui qui tombe dans cette rétromania dont Simon Reynolds démontre les limites dans son excellent essai du même nom ; mais pour revenir à l'essai de Théo Lessour, disons simplement qu'il est original, drôle, intelligent, savant et restera - c'est tout le mal qu'on lui souhaite - une référence du genre tant il me paraît exceptionnel. C'est dit.

    Extrait de Chaos-phonies - Du jazz à la noise, le sacre du chaos, de Théo Lessour (publié par les éditions Ollendorf & Desseins) :

    "En 1978, sur le fameux Frankie Teardrop (l'histoire d'un ouvrier à la chaîne qui ne peut pas joindre les deux bouts et assassine sa famille avant de se suicider), les new-yorkais de Suicide ajoutent à l'arsenal maintenant banal du mal canto (ici particulièrement agité, proche d'un parler-crier) le hurlement le plus flippant jamais enregistré de mémoire d'homme, répété ad nauseam pendant les 5 dernières minutes d'un morceau statique aux limites du supportable (il en dure dix). A-musique par excellence : l'inarticulé total du hurlement sur la musique la moins modulée imaginable, la réduction au néant de la modulation. C'est une chanson sans notes. Sans instruments : un rythme "cardiaque", le timbre du synthé réduit à une sorte d'absence, un bourdonnement comme un frigo. Et puis c'est tout, quelques effets d'échos et de réverbération, d'ailleurs très prenants, et on est rendus. Monotonie jusqu'à l'absurde. Ce que le théoricien de la noise Paul Hegarthy pourrait appeler une "négativité non résolue". Ça n'est même pas l'ennui du travail à la chaîne qui est évoqué par cette linéarité plate, mais quelque chose de bien plus inexorable : l'horreur d'être en vie. Le hurlement de Frankie ne recèle pas la moindre parcelle d'espoir. Le cri est moins un appel à l'aide que l'ultime peur abjecte de celui qui va bientôt se faire dévorer. Mais on en jouit. En hurlant ainsi Alan Vega fait de cette fatalité de l'enfer une musique. Pornographie de l'horreur, Frankie Teardrop est peut-être un récit digne de Zola, mais ce n'est pas non plus une chanson folk sur les misères du prolétariat. Ça n'est pas le message politique qui intéresse Suicide mais la douleur elle-même. Frankie Teardrop permet de jouir de l'horreur sociale plutôt qu'elle ne la dénonce (elle ne la dénonce qu'accessoirement). Les Suicide sont des bluesmen que le malheur rend heureux, ou plus exactement qui lui trouve une vraie plastique."

     

  • La carte postale du jour...

    "Je vins en un lieu où la lumière se tait,
    mugissant comme mer en tempête,
    quand elle est battue par vents contraires."

    - Dante Alighieri, L'enfer (Chant V)

    dimanche 24 janvier 2016.jpg

    Je me souviens de cet été '91, d'avoir réussi à obtenir un passe pour le festival Contemporary (du label et distributeur florentin Contempo), de prendre un mauvais bus depuis le centre ville et de perdre ainsi une bonne heure dans une banlieue de Florence, puis d'arriver finalement à l'amphithéâtre Cascine, de voir Clock DVA en concert et de penser "oh, je suis dans la ville de Diaframma".

    Je me souviens bien d'avoir visité les nouveaux locaux du label Contempo, achetés à prix d'or dans l'euphorie du moment, un beau bâtiment du centre historique, tout boisé à l'intérieur, c'était peut-être en 1992, juste avant qu'ils fassent lamentablement faillite, comme le label Factory, de Manchester, dans des conditions d'ailleurs assez similaires et à la même époque, ce qui est une drôle de coïncidence quand on pense que le label mancunien a débuté en 1978 avec Joy Division et que Contempo fut fondé quelques années plus tard pour sortir les premiers disques de Diaframma, considéré à ses débuts comme les équivalents de Joy Division (mais préférant à la langue de Shakespeare celle de Dante, ce qui fait toute leur originalité).

    Je me souviens aussi d'avoir discuté de Diaframma avec une amie italienne et enseignante de lettres (salut Claudia!), lors d'une soirée d'hiver il y a deux ans peut-être, et qu'elle insistait sur le fait que Federico Fiummani, le guitariste du groupe, était aussi un parolier de génie, ce qui est bien vrai...

     

    La musica che vive nel sottosuolo,
    la musica che non vuole venire alla luce.
    Le mura trasudano calde
    e dietro le inferriate le grida
    dividono il mondo
    dai battiti del cuore.
    Una vita disperata, protesa verso il nulla
    ma vissuta fino in fondo
    questa e' la mia rinuncia a vivere.
    Mi sento staccato da terra
    le infinite gradazioni del nero
    e morire in un respiro, in un respiro.

    https://www.youtube.com/watch?v=jaSIWYnzowM

     

    On écrit toujours à la suite d'un autre, ou des autres. On écrit pour être personne, mais aussi pour être les autres, en toute impudence. Ainsi Yan Gauchard est un autre Jean-Philippe Toussaint et un autre Jean Echenoz et un autre Tanguy Viel peut-être. Yan Gauchard en est tant qu'on s'y perd parce que son roman est savamment melvillien (les amateurs de Bartleby comprendront, les autres iront le lire ou jouer à la pétanque). Ainsi son protagoniste, le traducteur Fabrizio Annunziato, ne préfèrerait pas... en tout point comme Bartleby, mais dans le somptueux décor de la ville de Florence, et, pour être précis, au Museo beato Angelico. L'auteur s'amuse beaucoup dans cette satire qui rappelle le meilleur cinéma italien (celui d'Ettore Scola qui vient de nous quitter et qui est cité dans ce livre), et on s'amuse beaucoup avec lui quand on découvre que l'enfermement peut être une libération - vous ne comprenez pas ? Alors il ne reste plus qu'à lire ce premier roman qui est une réussite en tous points, car c'est sûr : s'il s'inscrit dans une veine très Minuit, Yan Gauchard n'en est pas moins un auteur singulier, à suivre de près.

    Extrait du Cas Annunziato, de Yan Gauchard (publié par les éditions de Minuit) :

    "Beaucoup de visites, surtout pour une chambre strictement privative. En plus, il y a le téléphone : Laurent Tongue par exemple, à la mi-avril. Le ton est franchement détendu. Au téléphone : nulle solennité du décor n'intervient.

    « Alors d'abord bravo, s'écrie, enthousiaste, Laurent Tongue. On ne pouvait pas faire mieux. En Italie, en France, dans les pages "Culture", on ne parle que de toi. Et c'est rien encore : tu débordes même sur les séquences politiques. Ça fait des jaloux. Parce que vu d'ici, c'est ce que l'on appelle un coup. Je ne sais pas où t'as eu cette idée de génie. Mais en dix ans, jamais pensé à un truc qui vaudrait le quinzième de cette histoire de couvent. Alors voilà, je te le dis : bravo. Bravo et merci. »

     - C'est pas volontaire. Le coup, c'est pas prémédité, interrompt Annunziato.

     Laurent Tongue n'a cure du mouvement d'humeur porté par la voix du traducteur, au contraire, il s'égaye visiblement. Il s'égaye et jubile :

    « Je m'en doute mais le résultat est là. Ils ont revendu trente-deux mille exemplaires de Portland en une semaine. Même les exemplaires français sont épuisés en Italie, ça augure d'un beau carton avec la prochaine traduction, surtout si t'es encore dans les murs. Jardel a appelé pour nous féliciter. Il est aux anges. J'en ai profité pour l'avertir que dans ces conditions, ton nom, tes droits...

     - Quoi, mon nom ?

    - Ton nom, l'éditeur italien va le passer en première page sur la couverture.

     - Ah non, pas de ça, prévient Fabrizio Annunziato. On ne va pas commencer maintenant. Ce livre est un désastre. "

     

  • La carte postale du jour...

    "Il y a ceux qui jouissent de la vie, et les rêveurs exaspérés : quand les deux se rencontrent dans un même, il se fait une œuvre très forte et très violente. Quand la gloutonnerie de vivre et l'impossibilité de le faire se rejoignent, la résolution ne peut se faire que dans la violence. L'art est cette violence."

    - Pierre Michon, Le roi quand il veut

    jeudi 14 janvier 2016.jpg

    Je ne me souviens pas comment j'ai découvert Ela Orleans, c'est étrange, presque inquiétant même, mais je remercie le hasard ou quelqu'un, quelque chose, car Upper Hell est de loin le disque le plus inattendu, le plus surprenant et le plus déroutant que j'ai écouté depuis longtemps.

    Je me souviens bien d'avoir constaté qu'Ela Orleans emprunte des fragments tirés de la Divine Comédie (L'Enfer) de Dante, ainsi que de certains textes d'Aleister Crowley.

    Je me souviens aussi d'avoir d'abord écouté en boucle le titre Through Me, qui clôt l'album, pour son ambiance trip-hop croisée à de la minimal-wave à cause de sa boîte à rythme (une TR-808 je présume - ma favorite), mais qu'au final tout l'album est fantastique, transcendant les genres avec grâce et charme, que la forme de cette œuvre, a priori mutante, révèle un fond solide de pop-électronique intelligente, originale et souvent audacieuse, où la présence même de l'artiste est fantomatique, distante, on comprend d'ailleurs pourquoi elle décrit elle-même sa musique comme du cinéma pour les oreilles, comme sur le sombre et fascinant We are one...

     

    I bring you laughter and tears
    The kisses that foam and bleed
    The joys of a million years
    The flowers that lear no seed

    ...

     

    https://www.youtube.com/watch?v=hgRbdK2qY4Y

     

    Pour un "écrivain de la distanciation", Jean Echenoz n'a jamais été aussi présent que dans son nouveau livre, Envoyée spéciale.

    Roman d'aventure ? d'espionnage ? On aura peut-être déjà tout entendu et tout lu sur cette nouvelle publication - rien n'est tout à fait vrai, rien n'est tout à fait faux. Le plus simple, pour ne pas gâcher son plaisir, c'est de prendre le risque de la lecture, de se laisser embarquer dans ce roman aux tournures singulières où tout le génie d'Echenoz vous explose à la figure comme dans un film d'action drolatique et hors normes : protagonistes aussi facilement reconnaissables qu'ils sont improbables, bouleversements continuels, références diverses à la culture pop et littéraire (Pierre Michon à la télé...) et puis le narrateur qui s'immisce dans la lecture pour nous donner son avis, un complément d'information, faire une boutade... la recette a l'air simple, et pourtant : on a un vrai petit chef-d'œuvre entre les mains.

    Extrait de Envoyée spéciale, de Jean Echenoz (publié aux éditions de Minuit) :

    "Il ne lui est arrivé qu'une fois d'examiner le gros tableau de commandes occupant toute une paroi de l'habitacle. Constance l'a étudié en espérant, sans trop y croire, comprendre quelque chose au système électrique, a vite abandonné cet espoir mais, par jeu, a pressé un bouton juste pour voir, ce qui a paru ne rien changer à l'état des choses. Sauf que, sans qu'elle s'en aperçut, les pales de l'éolienne ont très progressivement ralenti le mouvement, se sont arrêtées un moment puis ont repris leur rotation, mais cette fois dans le sens inverse et Constance, sans prendre conscience que l'hélice tournait à présent comme le font les aiguilles d'une montre est retournée s'allonger, a rouvert son encyclopédie : lettre T, entrée Trahison."