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Livre - Page 28

  • La carte postale du jour...

    "L'amour heureux n'a pas d'histoire. Il n'est de roman que de l'amour mortel, c'est-à-dire de l'amour menacé et condamné par la vie même."
    - Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident (1938)

    Lydie Salvayre, pas pleurer, Bernanos, Czars, John Grant, Stuart staples, Sorry i made you cry

    Je me souviens de la première écoute de la chanson Drug, ce timbre de voix sombre et velouté, cette mélancolie à l'état pur, que je croiserai sur une chanson du collectif Lilium, puis sur cet album de chansons tristes où les Czars atteignaient des sommets et John Grant les étoiles, puis sur son premier album solo avec la chanson Marz (en parlant d'étoile), qui reste l'une de mes favorites, puis le second et la chanson Glacier qui me plonge dans des abysses de tristesse dont il est parfois difficile de ressortir indemne.
    Je me souviens bien que ce Sorry I made you cry des Czars avait directement pris une place importante dans ma collection de disques composés de "covers", pas loin de celui de son contemporain Grant-Lee Phillips (Nineteeneighties) et celui - bien plus ancien - de Siouxsie & The Banshees (Through The Looking Glass), car la reprise est un art que je ne me lasse pas de savourer.
    Je me souviens aussi que John Grant représentait - et aujourd'hui encore - le type parfait du chanteur dandy, un peu comme Stuart Staples des Tindersticks ou même Bryan Ferry, avec ou sans ses Roxy Music, mais John Grant est simplement le plus grand, le plus charismatique, surtout quand il se sert dans le répertoire de ballades tire-larmes, que cela soit Song to the siren, Black is the colour, My funny valentine ou ce I'm sorry emprunté à Sinatra qui fut l'un des ses premiers interprètes :

    I'm sorry dear, so sorry dear, I'm sorry I made you cry
    Won't you forget, won't you forgive, don't let us say goodbye
    One little word, one little smile, one little kiss won't you try

    Dans le livre de Lydie Salvayre il est aussi question de larmes, celles versées, celles retenues aussi, puisque son titre en forme d'injonction l'indique : Pas pleurer. Été '36, de jeunes Espagnols rêvent de république, de liberté, d'amour et de révolution, alors qu'au même moment l'écrivain français Bernanos qui avait embrassé la cause phalangiste et se trouve à Majorque voit ses valeurs voler en éclats. Un superbe roman au rythme tendu, historique et intime à la fois puisque l'auteur raconte ni plus ni moins que les souvenirs de sa mère qui dut s'exiler en France trois ans plus tard, alors que Bernanos rédigeait presque en même temps son livre Les grands cimetières sous la lune dans lequel ildénoncera violemment la répression franquiste. Pas pleurer est un livre fiévreux, indispensable aussi, et qui ferait un beau Goncourt, tiens.

    "As-tu comprendi qui étaient les nationaux ? me demande ma mère à brûle-pourpoint, tandis que je l'aide à s'asseoir dans le gros fauteuil en ratine verte installé près de la fenêtre.
    Il me semble que je commence à savoir. Il me semble que je commence à savoir ce que le mot national porte en lui de malheur. Il me semble que je commence à savoir que, chaque fois qu'il fut brandi par le passé, et quelle que fut la cause défendue (Rassemblement national, ligue de la nation française, Révolution nationale, Rassemblement national populaire, Parti national fasciste...), il escorta inéluctablement un enchaînement de violences, en France comme ailleurs. L'Histoire, sur ce point, abonde en leçons déplorables. Ce que je sais, c'est que Schopenhauer déclara en son temps que la vérole et la nationalisme étaient les deux maux de son siècle, et que si l'on avait depuis longtemps pu guérir le premier, le deuxième restait incurable. Nietzsche le formula de façon plus subtile, qui écrivit que le commerce et l'industrie, l'échange de livres et de lettres, la communauté de la haute culture, le rapide changement des lieux et de pays, toutes ces conditions entraîneraient nécessairement un affaiblissement des nations européennes, si bien qu'il devait naître d'elles, par suite de croisements continuels, une race mêlée, celle de l'homme européen. Et d'ajouter que les quelques nationalistes qui subsistaient n'étaient qu'une poignée de fanatiques qui tentaient de se maintenir en crédit en attisant les haines et les ressentiments. Bernanos se défiait lui aussi de l'usage abusif du mot nation dont ses anciens amis se gargarisaient. "Je ne suis pas national (disait-il) parce que j'aime à savoir exactement ce que je suis, et le mot national, à lui seul, est incapable de me l'apprendre. (...) Il n'y a déjà pas tant de mots dans le vocabulaire auxquels un homme puisse confier ce qu'il a de plus précieux, pour que vous fassiez de celui-ci une sorte de garni ou de comptoir ouvert à tout le monde.""

  • La Carte postale du jour...

    Ses étreintes avaient cette langueur et cette force qui étaient pour moi un langage.
    - Jules Amédée Barbey d'Aurevilly, Les Diaboliques (1874)

    dimanche 7 août 2014.jpg

    Je me souviens de demander au disquaire de Sounds de me décrire un peu la cassette vhs du groupe allemand Einstürzende Neubauten qu'il louait alors, et lui de me dire de questionner plutôt ce type là - Alban - qui en est fan, et ce dernier de m'expliquer que c'est tourné au Japon et que c'est bien (à cette époque, fin 80, on n'abuse pas encore des superlatifs "trop bien", "top" où que sais-je encore - mais c'est peut-être ma mémoire sélective qui me fait penser cela?) ; par la suite j'ai dû faire voir cette vidéo à toutes les personnes que je connaissais, tellement le choc en fut grand.
    Je me souviens bien qu'avec Nick Cave, David Bowie, Bashung et quelques autres encore, Blixa Bargeld est très vite entré dans mon panthéon des crooners bizarres que j'apprécie voir vieillir à mes côtés (façon de parler).
    Je me souviens aussi d'avoir été complètement emballé par cette collaboration récente entre l'Italien Teho Teardo - musicien expérimental qui donne ici une forme musicale mélancolique lancinante, riche et subtile, cela par la présence du Balanescu Quartet - et Blixa Bargeld, parolier surréaliste depuis son époque avec les Neubauten, devenant toujours plus extravaguant en vieillissant, véritable dandy habité par l'esprit dada, optant pour un fond multilingue passant de l'italien à l'allemand puis à l'anglais, et réciproquement ! À découvrir sur ce merveilleux titre d'ouverture - Mi Scusi :

    Mi scusi, la lingua, la parlata
    Scusi. Il mio italiano
    È ancore giovane e inesperto
    È che va cosi, si perde un po' sperduto
    Sul serio:
    L'accento, che non se ne va
    Wer bin ich in einer anderen Sprache?
    Kommen die Metaphern mit mir mit?

    Dans ce bel essai d'une rare intelligence et au magnifique titre - Au lieu du péril -, Luba Jurgenson, à qui l'on doit les traductions d'Oblomov de Gontcharov et, tout récemment, de La Limite de l'oubli du jeune écrivain Sergueï Lebedev, plonge dans son passé pour en sortir une réflexion très touchante sur le vivre en deux langues. Au fil des pages, on croise Paul Celan, Nathalie Sarraute, Joseph Brodsky ou encore Jorge Luis Borges, dans une suite de chapitres qui sont autant de vagabondages dans la littérature que de va-et-vient entre les langues française et russe. On ne peut que saluer ce livre hautement intéressant.

    "Un jour, comme il était temps qu'il sorte de sa maison, il partit, toujours par le même chemin car il n'y en avait pas d'autre, jusqu'à l'endroit où chacun rencontre sa pierre d'achoppement." C'est ainsi que commençait un récit que je devais remettre à la revue Siècle en mai 1986, quelques jours avant la naissance de Rachel, mon aînée. À l'endroit où "il" s'arrêtait pour considérer indéfiniment l'obstacle surgi sous ses pieds, cloué sur place par la pensée de l'empêchement, la pensée de l'arrêt sur la pensée, ma propre écriture se heurtait à une interdiction de franchissement. Le récit en resta là. Si je l'avais continué, il aurait consisté en cette seule phrase répétée en boucle, en un ressassement de la progression impossible, de la sortie jusqu'à l'obstacle. J'avais bien sûr devant moi une image venue de la langue russe, qui possède aussi cette autre expression : "la faux a buté sur une pierre". La Faucheuse elle-même, freinée momentanément dans sa marche, laisse à l'homme un sursis afin qu'il puisse contempler l'obstacle. Aussi, ne sort-on de chez soi que pour cela : marquer un temps d'arrêt. Un temps d'arrêt.
     Mais c'est dans une autre langue que se cachait la suite de cette histoire. En 1995, à Cologne, puis à Berlin, dans Oranien-strasse que j'avais arpentée et où je m'étais arrêtée tant de fois, Gunter Demnig plaça des Stolpersteine, pierres d'achoppement qui invitent le passant à regarder sous ses pieds pour constater qu'un Juif ayant vécu là a été déporté et assassiné.
     Car on disait lorsque l'on trébuchait : "Da liegt ein Jude begraben" - ici, un Juif est enterré. Un peu comme on dit "à vos souhaits" lorsque quelqu'un éternue.
     On ne pouvait pas repeupler l'Allemagne de Juifs ressuscités, mais de Juifs morts, oui.
     Le Juif enterré en moi m'a fait signe. Et, comme il fallait s'y attendre, il m'a hélée dans une langue étrangère.

  • La carte postale du jour...

    "Le cœur est fendu en deux et ne sait ce qu'il veut.
     La barque doit aller pour lui - jour et nuit ne sont qu'un rideau changeant à traverser. Avancer d'un courage farouche. Pas à cause des hommes. À cause d'énigmes embarrassantes.
     Le cœur est fendu en deux en grand secret."
    - Vesaas, La Barque le soir

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    Je me souviens d'avoir découvert Marc Seberg en achetant un peu par hasard l'album intitulé 83 au marché aux puces, on en trouvait plein à cette époque, tout comme le maxi Velvet tales des Suissesses The Vyllies ou Victorialand des Cocteau Twins, classiques des soldes vinyles à la fin des années 80, mais dans le cas de Marc Seberg j'avais été étonné par la puissance de la voix, les affiliant assez vite à mes favoris de cette époque : And Also The Trees.
    Je me souviens bien m'être rendu au Leysin Rock Festival de 1990, pour voir les Cure principalement, mais aussi, un peu, pour Marc Seberg, d'arriver sur les hauteurs où régnait un froid de canard sous un ciel de plomb, pluie fine et d'autant plus désagréable, boue, tout cela en total désaccord avec mon pantalon en similicuir et mes chaussures pointues à sangles "têtes de mort" (il faut que jeunesse se passe), ce qui, ma copine et moi (mais surtout moi), nous a fait prendre le chemin du centre du village pour boire une bière au sec ; bière qui a fini par accident sur mon pantalon, avec comme résultat de me faire reprendre le train pour Nyon et passer la soirée à regarder un film (Le ventre de l'architecte de Greenaway - excellent) avec la mère de cette même copine... depuis lors je déteste les festivals (mais j'aime toujours autant Marc Seberg et Peter Greenaway).
    Je me souviens aussi que la chanson Quelque chose, noir m'a fait penser, un peu, à Atmosphere de Joy Division - et venant de moi c'est LE compliment ultime - mais que, par contre, j'ai vivement regretté que l'album en entier soit produit de façon si eighties puisqu'il a mal vieilli, comme je m'y attendais, à part ce titre, puissant et sombre, avec cette voix, immense, cette présence, nocturne, celle de Philippe Pascal :

    Le général Hiver plonge sa dépression
    Du bout des nerfs, sous une chape de plomb.
    Je me souviens d'un morceau de bleu,
    Dans le feu de l'absinthe, une couleur s'est éteinte.
    QUELQUE CHOSE, NOIR se traîne
    Dans le silence s'enfonce

    Je ne sais pas qui est Gabriel Dufay, et c'est une chance. Pas de préjugé, négatif ou positif, seulement une lecture apportée par le hasard et qui s'avère intéressante, car comme disait Paul Valery "ce qui m'intéresse n'est pas ce qui m'importe".
    Hors jeu est un livre sur le théâtre, un éloge mais pas seulement puisque comme Thomas Bernhard, Gabriel Dufay critique tout aussi vertement le "système", les corrompus, les abuseurs, les tristes clowns, les imposteurs du métier qui est le sien. Même si je continue à penser que vouloir critiquer le système de l'intérieur n'est qu'une façon de se corrompre soi-même, j'ai trouvé ce livre vraiment bien écrit, honnête, avec de beaux passages sur la poésie, sur le métier d'acteur, sur le rêve... la nuit aussi :

    "J'aime par ailleurs sortir d'un spectacle et me retrouver enveloppé par la nuit, marcher silencieusement dans la ville, accompagné des émotions fortes que j'ai ressenties. Quand je viens de jouer, une bonne marche nocturne me permet de recouvrer mes esprits et de faire durer un peu un peu plus longtemps l'euphorie éprouvée sur scène. La nuit calme et console, elle offre au théâtre comme un écrin de velours soyeux et mystérieux.
     Ordinairement, le théâtre commence le soir et se prolonge dans la nuit. Je n'aime pas tellement ce qu'on appelle les matinées, ces représentations qui ont lieu l'après-midi, que je trouve contraires à l'essence même des spectacles, aux fantômes, qui ne s'éveillent pas dans la journée. Le théâtre pour moi se marie à la nuit, et c'est du noir que naissent les spectacles et les personnages qui nous ravissent. Comme c'est du noir que la naissance et la mort procèdent. Est-ce à dire que le théâtre a des accointances avec ces deux gouffres qui nous encerclent ? Je le crois, tant la nuit et le théâtre ont pour moi une force métaphysique peu commune.
     Nuit du théâtre et théâtre de la nuit. Les nuits de Patrice Chéreau et de Claude Régy, tout comme les nuits de Caspar David Friedrich et de Edward Hopper, m'ont fait entrer dans des espaces inconnus et accéder à de nouvelles perceptions. Et Hamlet, prince du théâtre, prince de la nuit, nous fait entendre ses interrogations et se heurte à une folie sans nom. Est-ce parce qu'il est entouré de nuit qu'il semble tomber dans le piège de la folie qu'il voulait feindre ? La nuit du monde et la nuit de l'homme s'embrassent au théâtre. Et le royaume d'Elseneur nous ouvre ses portes."

  • La carte postale du jour...

    "La révolution et l'amour sont en fait les biens les meilleurs et les plus plaisants du monde et nous découvrons que c'est précisément parce que ce sont des biens précieux que les cerveaux vieux et sages ont, par mépris, écrasés sur nous les raisins acides du mensonge. Voici ce que je veux croire implicitement : l'homme est né pour l'amour et la révolution."

    - Osamu Dazai, Soleil couchant

    dimanche 31 août 2014.jpg

    Je me souviens d'avoir été clairement décontenancé par la musique de Wall of Voodoo qui représentait - pour le jeune homme de dix-sept ans que j'étais alors - un affreux mélange de new-wave commerciale et de country inaudible, puis d'avoir changé d'avis quelques années plus tard lorsque j'ai découvert que leur musique tenait d'une filiation originale, d'un détonnant et génial mélange entre le son de Johnny Cash (dont ils reprirent Ring of fire) et celui de Suicide.
    Je me souviens bien d'avoir été critiqué par un client du Midnight - club "dark" où j'ai tourné les platines entre 1989 et 1991 - parce que je ne passais pas de Wall of Voodoo, son groupe favori avec les Mission (je déteste ces derniers), mais ce qui me semblait le plus étrange à cette époque c'était d'imaginer ce type, qui travaillait à l'office des poursuites, écouter de la musique gothique / new-wave - comme si un moine écoutait Black Sabbath ou un comptable d'une société d'assurance les Sex Pistols ! -, ça me paraissait vraiment incompatible à l'époque, mais depuis, je dois bien l'avouer : plus rien ne m'étonne.
    Je me souviens aussi d'avoir toujours trouvé que les meilleurs titres de Wall of Voodo étaient Lost weekend, lente dérive lynchéenne, et l'endiablé Mexican Radio, quand Stan Ridgway chante de sa voix nasillarde :

    I feel a hot wind on my shoulder
    And the touch of a world that is older
    I turn the switch and check the number
    I leave it on when in bed I slumber
    I hear the rhythms of the music
    I buy the product and never use it
    I hear the talking of the DJ
    Can't understand just what does he say?

    Dans Viva ce sont Trotsky et Malcolm Lowry qui se croisent, ou presque. C'est un intense roman d'aventure sans fiction, un récit d'amour et de révolution, une fresque du Mexique des années 30. Dans une prose dense qui ne laisse aucun répit au lecteur se télescopent les noms de Frida Khalo, Traven, Diego Riviera, Cendrars, Tina Modotti, Breton, Artaud, Cravan, Maïakovski et tant d'autres encore, tous pris dans une danse macabre, celle de l'Histoire qui va les dévorer. Ce livre de Patrick Deville donne le vertige autant que l'étendue de son génie littéraire, il donne aussi des envies de lectures.

    "Bien sûr il va mourir en exil, Trotsky, ce dernier témoin qui refuse de se taire, menacé par les communistes mexicains et par les fascistes sinarquistas, il s'en doute bien, mais tout recommencera, pour le meilleur et pour le pire. On sait la phrase de Bolivar. "Celui qui sert une révolution laboure la mer." La Revolución nunca se acaba. Dans vingt ans, Ernesto Guevara et la petite bande de clandestins cubains entreprendront en cordée l'ascension du Popocatépetl, viendront endurcir leur corps dans la neige et affermir leur solidarité avant d'embarquer sur la Gramma. Dans quarante ans, de nouveaux sandinistes chasseront la dictature somoziste au Nicaragua. Dans soixante ans, de nouveaux zapatistes se soulèveront dans l'État du Chiapas. Les nacelles montent au ciel et descendent à chaque révolution de la grand-roue Ferris, qui tourne dans le Volcan de Malcolm Lowry comme au-dessus de la Vienne ravagée de Graham Greene."

  • La carte postale du jour...

     

    "Accommodé avec un regard et un sourire approprié, le silence peut donner d'excellents résultat."

    - Jean Echenoz, Je m'en vais

    25 aout 2014.jpg

    Je me souviens d'avoir lu une chronique de ce second album des états-uniens Luluc dans le Télérama, d'avoir trouvé le nom peu approprié pour la langue française, d'avoir été étonné que ce disque de folk paraisse sous l'égide de Sub-pop auquel j'associe, et ce depuis mes dix-huit ans, les rugueux Tad (et Nirvana), d'avoir trouvé étrange de les comparer aux Trespassers William puisque ceux-ci copiaient Mazzy Star - il s'agirait donc d'un groupe qui ressemble à un groupe qui copie un autre groupe?!? - mais d'avoir été très intrigué par la production d'Aaron Dessner (The National!), puis d'avoir découvert que Luluc avaient enregistré une belle reprise de Nick Drake et d'avoir ainsi surmonté sans mal mes préjugés pour acheter ce disque qui se révèle excellent.
    Je me souviens bien de cette impression, après quatre ou cinq écoutes, d'avoir un disque qui se dévoile lentement, s'ouvre telle une fleur, laissant entrevoir de nouvelles couleurs, des ambiances inédites, de belles surprises à chaque fois.
    Je me souviens aussi d'avoir pensé à quel point il est difficile pour un artiste de réaliser sa deuxième œuvre, que cela soit un disque ou un livre, une fois le phénomène de représenter une nouveauté passé, mais je pense que Luluc passent le cap sans difficulté, surtout avec des titres aussi merveilleux que ce Without a face tout en arpèges délicats et son beau texte chanté de manière si raffinée par Zoé Randell :

    In a picture, play around
    Look at us, we're upside down
    Dazzling colors fill the page
    Who could guess you are your age?
    All the rooms are out of place
    There's me without a face
    How you like to write about it
    In your prettiest disguise.

    Julia Deck aussi passe le cap du second roman, avec brio, même si celui-ci n'est, à la première lecture, pas si évident que ça, le livre se dévoilant lorsqu'on y repense, lorsqu'on en parle avec une autre lectrice, ce que j'ai fait tellement j'étais intrigué... Il est question d'imposture, ou plus encore de la reconstruction de soi - ou d'invention de soi -, l'aventure (l'errance, l'absence) se déroulant dans trois villes dont chacune a été (en partie) reconstruite après la Seconde Guerre mondiale ; l'architecture même du roman évoque le triangle par ses trois protagonistes principaux (Bérénice, l'ingénieur, la journaliste) ; c'est aussi l'histoire d'une chute, progressive, d'un tangage plutôt, puisqu'il est souvent affaire de ports et de bateaux, de naufrage peut-être. C'est un roman qui m'a rappelé Un an de Jean Echenoz mais aussi le film Sans toi ni loi d'Agnès Varda, et ceux qui le liront comprendront vraisemblablement pourquoi.

    "- Écoutez, Mademoiselle, ça fait trois mois que je vous reçois en entretien individuel. D'abord j'ai fait preuve de compréhension parce que votre dernière expérience professionnelle ne s'était pas tellement bien passée, puis je vous ai dégoté des annonces, des offres de formations, et vous avez fait la difficile. Mais il va falloir y mettre du vôtre, faire preuve de créativité, de polyvalence, parce que sans diplôme ni qualification, vous n'allez tout de même pas devenir ministre.


    Romancière. Une activité séduisante. Bien davantage que les postes vantés par la conseillère pour l'emploi.

    - Très bien, Mademoiselle, j'aurais fait de mon mieux. Puisque vous ne voulez rien entendre j'appelle mon supérieur. Monsieur Geulincx, par ici, s'il vous plaît !

    Les romancières, je les ai vues dans les magazines de salles d0attente, sur les pages de Madame Figaro. Elles y ouvrent les portes de leurs salons parisiens, posant à leur bureau, devant la bibliothèque, au fond des baignoires d'angle où elles barbotent pour trouver l'inspiration.

    - Oui, Solange, qu'est-ce que je peux faire pour vous ?

    Les romancières ignorent les réveils à l'aube pour emprunter d'épouvantables transports en commun.- Levées à l'heure qui leur plaît, elles se promènent sous les volutes de longues cigarettes à la poursuite du meilleur mot, de la meilleure phrase, et transcrivent ce qui leur est ainsi venu dans de beaux carnets reliés de cuir.

    - C'est Mademoiselle, monsieur Geulincx. Nous l'avions déjà convoquée la semaine dernière.

    - Oui, je me souviens. Un cas difficile doublé d'une absence totale de motivation.

    Alors ça ne peut pas être bien compliqué, romancière, lorsque'on a comme moi exercé de nombreux métiers avec créativité, polyvalence.

    - Exactement, monsieur Geulincx. Avec elle, j'ai tout essayé, l'accompagnement personnalisé, les ateliers, les stages d'insertion. Et maintenant, des efforts, j'en ai assez fait.

    Et maintenant, des métiers, j'en ai assez fait,"