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Film - Page 4

  • La carte postale du jour...

    Le remords ne prouve pas le crime ; il dénote seulement une âme facile à subjuguer.

    - Sade, Les infortunes de la vertu

    dimanche 20 décembre 2015.jpg

    Je me souviens que cet album de Coil a été la bande son de mon installation dans les combles du squat des Épinettes, à la fin '89, durant ce qui m'est apparu comme un hiver excessivement rude (probablement à cause des trous dans le mur et de l'absence de chauffage), avec ce titre d'ouverture génial - Anal Staircase -, "hit" homo-érotique dans nos soirées du Midnight, avec une boucle samplée du Sacre du Printemps de Stravinski - grand.

    Je me souviens bien qu'en réécoutant Horse Rotorvator récemment j'ai été étonné de ne pas le trouver particulièrement vieilli - au contraire même -, l'album garde toute sa radicalité originale, sa fraîcheur, son étrangeté, ovni musical inclassable, un peu comme le disque de Psychic Tv, Dreams less sweet.

    Je me souviens aussi que l'une des plus belles chansons de Coil - Ostia (The death of Pasolini) - figure sur ce disque et que cela reste l'une de mes ballades favorites des années 80 avec Fall apart de Death In June et The Orchids de Psychic TV...

     

     There's honey in the hollows
    And the contours of the body
    A sluggish golden river
    A sickly golden trickle
    A golden, sticky trickle

    You can hear the bones humming
    You can hear the bones humming
    And the car reverses over
    The body in the basin
    In the shallow sea-plane basin

    And the car reverses over
    And his body rolls over
    Crushed from the shoulder
    You can hear the bones humming
    Singing like a puncture
    Singing like a puncture

    Killed to keep the world turning
    Killed to keep the world turning
    Killed to keep the world turning

    Throw his bones over
    The white cliffs of Dover
    And into the sea, the sea of Rome
    And the bloodstained coast of Ostia

    Leon like a lion
    Sleeping in the sunshine
    Lion lies down
    Lion lies down
    Out of the strong came forth sweetness
    Out of the strong came forth sweetness

    Throw his bones over
    The white cliffs of Dover
    And murder me in Ostia
    And murder me in Ostia
    The sea of Rome
    And the bloodstained coast

    And the car reverses over
    The white cliffs of Dover
    And into the sea, the sea of Rome

    You can hear the bones humming
    You can hear the bones humming
    You can hear the bones humming

    Throw his bones over
    The white cliffs of Dover
    And into the sea, the sea of Rome

    And murder me in Ostia 

    https://www.youtube.com/watch?v=ytoXrheqZbg

     

     Le livre consacré à Tony Duvert que publie Gilles Sebhan, et que j'ai lu il y a plus d'un mois déjà, m'a demandé une longue digestion, et me laisse une étrange impression, comme un malaise que je qualifierais de constant. D'ailleurs Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit - qui publieront tout l'œuvre de Duvert entre 1967 et 1989 -, ne s'y était pas trompé en publiant le premier roman - Récidive - du jeune écrivain, âgé alors de 22 ans : si le potentiel littéraire est là, la pornographie (aujourd'hui on dirait plus honnêtement la pédopornographie) y est fortement présente et, conscient du risque, décision est prise d'éditer ce livre à 712 exemplaires, sans l'annoncer à la presse, disponible uniquement sur souscription ou par le biais de libraires sélectionnés pour leur discrétion. Cette discrétion est aussi la marque de fabrique de Gilles Sebhan qui nous permet de nous approcher du monstre sans (trop de) danger. Biographie, recueil de lettres, de témoignages, de souvenirs, cet essai protéiforme nous fait entrer dans la vie même de Tony Duvert, avec ses tourments, ses passions ; écrivain compliqué, obsédé par la littérature et souvent détestable. Cela donne lieu à une impossibilité d'empathie qui nous tient à distance, mais le feu qui dévore l'auteur nous attire quand même... et puis Duvert est parfois drôle, quand il déclare à la presse, lors de la remise du Prix Médicis en 1973 : "J'ai trop mal aux fesses... pour... parler.". Sebhan le décrit comme adorant "jouer les gosses et le faisant avec le plus grand sérieux, si l'on y perçoit autre chose qu'un doigt levé dans une espèce de refus post-dada, une séquelle de l'esprit 68, un aphorisme annonçant de façon stupéfiante les grands hérauts du punk", mais un gosse qui fait face au refus et à l'incompréhension puisque Sebhan ajoute encore que "si l'on va au-delà de l'allusion à la sodomie qui était le fond scandaleux de ce prix, peut-être peut-on lire dans cette déclaration une impossibilité absolue, un dégoût et une douleur totale face à l'idée que quelque chose puisse être dit." Certaines lettres de Duvert font à la fois penser à Voltaire et à Céline ; il est parfois génial dans sa méchanceté, drôle dans l'ironie, plein d'esprit, de bons mots, mais une fois les années 70 passées, années de son succès et de son séjour au Maroc, voici venu le retour à l'ordre moral des années 80 et voilà un Tony Duvert perdu, hébété, bête solitaire, traquée, monstre vivant dans le renoncement ; commence alors une chute qui ne s'arrêtera qu'avec sa mort, en 2008. Reste ce livre qui fait l'effet d'un masque de Méduse, beau et terrifiant, ce Retour à Duvert écrit avec beaucoup de délicatesse et d'intelligence, qui ne cherche pas à réhabiliter un monstre, mais plutôt à discerner l'humanité dans toute sa fragilité sous les oripeaux et la face déformée par une vie de misère et de rejet - l'auteur le dit lui-même : "J’ai cherché avec ma lampe torche de biographe à chasser les ténèbres en plein jour, ces ténèbres d’aujourd’hui, et ce que je cherchais, j’en suis à présent certain, c’était toujours un homme." Impossible d'ailleurs de ne pas penser à Sade, alors que se presse un public conquis d'avance lors des expositions (la meilleure à Zurich en 2001/2002, la plus mauvaise à Paris l'année passée). Mais il manque le recul nécessaire pour appréhender l'œuvre de Duvert, qui sent encore le soufre. Et si je n'ai pas l'envie de découvrir les textes de Duvert, pourtant publiés dans l'une des maisons d'édition que j'affectionne particulièrement, j'ai découvert un écrivain intéressant : Gilles Sebhan, dont je vais me dépêcher d'acquérir les livres La Salamandre (sur Jean Sénac, le Pasolini d'Alger), Domodossola, le suicide de Jean Genet ou encore Mandelbaum ou le rêve d’Auschwitz.

    Extrait de Retour à Duvert, de Gilles Sebhan (publié aux éditions Le Dilettante) :

    "Car la misère n'est pas qu'un mot. Attirés par le mythe littéraire, écrit Duvert qui pense peut-être à celui qu'il a été, mille jeunes gens prometteurs tâtent de l'écriture : alors ils voient de tout près notre enfer. Nez roussi, âme souillée, humiliés, incrédules, ils changent précipitamment de chemin et rejoignent le siècle, là-haut, à la lumière : et leur nom disparaît à jamais des chiourmes de l'édition. Comme autrefois aux bancs de nage, ne tomberont dans cette nuit misérable que des ratés, des condamnés, des mercenaires, des dilettantes, des exclus et des bons à rien : venez, soyez des nôtres !

     La littérature, Duvert y a cru. Mais au début des années 90, sa vie se résume selon ses propres terme à cette suite vertigineuse : dettes, coupures, huissier, ultimatums. Plus d'électricité, plus de téléphone. Incapacité définitive à payer le loyer. Vente de sa collection de beaux livres. Demande régulière d'argent à ses rares amis ou connaissances. Quiconque l'approchait se voyait "taper", c'est du moins la réputation qu'il avait à cette époque, comme me l'a confié Michel Delon, spécialiste de Sade. "J'avais, disait-il en 1989, publié dans la Quinzaine un papier pour le bicentenaire de Diderot. J'y rapportais une page du Journal d'un innocent où le narrateur se gratte le cul en lisant Le Rêve d'Alembert. Il m'avait remercié de la référence, reproché de l'identifier, lui Duvert au Maroc, avec ce narrateur dans un pays du Maghreb non précisé, et proposer de nous rencontrer. Comme une attachée de presse de chez Gallimard m'avait dit qu'il était en demande permanente d'argent, j'avoue n'avoir pas donné suite. J'ai sans doute eu tort. Je serais d'autant plus disposé aujourd'hui à participer à une manifestation autour de son œuvre, en disant peut-être de lui ce que Bataille disait de Sade, il y a une façon de lui rendre hommage qui l'édulcore." 

  • La carte postale du jour...

    "No one here gets out alive" - Jim Morrison, An American Prayer

    dimanche 6 décembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir été très sensible au fait que Ian McCulloch, le chanteur charismatique d'Echo & The Bunnymen, a toujours été grand fan de Jim Morrison - comme l'était un autre Ian (Curtis) avant lui d'ailleurs -, appréciant peut-être, comme le poète américain, des auteurs comme Nietzsche et Huxley, Rimbaud et Céline, ainsi que le cinéma Nouvelle Vague, surtout celui de Godard et de Truffaut.

    Je me souviens bien que leur reprise de People are strange boucle la carrière 80s des Bunnymen (qui se reformeront dix ans plus tard), alors que le film pour lequel ce titre avait été commandé, The Lost Boys (Génération perdue pour les pays francophones) était peut-être l'un des premiers longs métrages à lier l'adolescence au mythe érotique du vampire, comme le vantait d'ailleurs le slogan hédoniste qui accompagnait le film : "Sleep all day. Party all night. Never grow old. Never die. It’s fun to be a vampire" ; un bon gros teen-movie avec de jeunes vampires au look choucrouté gothico-heavy-metal ressemblant à celui du groupe The Cult (dont le chanteur, Ian Astbury, officiera en tant qu'ersatz de Jim Morrison sur la tournée de reformation des Doors, en 2002) ; sympathique navet dont on ne retient pas grand chose, sauf qu'il aura remis au goût du jour, à la fin des années 80 - et donc avant le Biopic qui leur sera dédié quelques années plus tard - la musique des Doors ainsi que Jim Morrison comme figure emblématique du rock.

    Je me souviens aussi que j'adore passer cette reprise des Doors par les Bunnymen dans mes soirées au Cabinet, à Genève, aux côtés d'autres reprises comme celle de Ashes to ashes de Bowie par Warpaint, A Forest des Cure par Bat for Lashes, Dear Prudence des Beatles par Siouxsie ou le Mother's little helper des Stones par mes favoris belges, Polyphonic Size...

    When you're strange
    Faces come out of the rain
    When you're strange
    No one remembers your name
    When you're strange
    When you're strange
    When you're strange

    People are strange when you're a stranger
    Faces look ugly when you're alone
    Women seem wicked when you're unwanted
    Streets are uneven when you're down

    https://www.youtube.com/watch?v=yUgRSmo50gE

     

    L'histoire de Brady est si extraordinaire, qu'elle paraît être une fiction... Et pourtant, si : l'épopée carnavalesque de ce cinéma de quartier ouvert en 1956 et racheté par Jean-Pierre Mocky en 1994 (pour le revendre en 2011) est véridique - et drôle. À lui tout seul, le récit de Jacques Thorens - qui officia comme caissier et projectionniste dans les années 2000 -, donne à la fois un portrait incroyable d'une petite salle de quartier et de ses difficultés (le mot est faible) pour survivre, une petite bio' de Mocky lui-même (hilarant), une cartographie des nanars et du cinéma bis (horreur, western moussaka, taïwannerie martienne, ... avec un très petit budget) et de l'évolution des techniques cinématographiques sans parler d'un tableau des marginaux qui fréquentent le lieu. Car les spectateurs du Brady n'étaient pas beaucoup à être de vrais cinéphiles... avec la formule "double programme" établie dans les années 70, le cinéma propose deux films pour le prix d'un et attire dès lors les clochards qui viennent roupiller quelques heures au chaud - ou des homos qui viennent s'y rencontrer dans "les toilettes dont on ne revient pas". Mais lorsque le cinéma projette Baise-moi de Despentes et Coralie Trinh Thi, les clochards supportent assez mal la scène de viol qui les empêche de dormir et finit même par les terrifier après plusieurs jours ! Le Brady était un lieu hors-norme, ailleurs. Aujourd'hui on n'y passe plus Zorro et les trois mousquetaires, Le sadique aux dents rouges ou encore L'île de l'enfer cannibale, mais plutôt Mon Roi de Maïwenn (qui est une horreur tout de même, mais d'un autre genre), mais au moins : le cinéma existe encore. Un beau bras d'honneur au monde moderne dont ce livre est une extension jouissive en forme de doigt. 

     

    Extrait de Le Brady, cinéma des damnés, de Jacques Thorens (aux éditions Verticales) :

    "Quand je suis arrivé, la formule "deux films pour le prix d'un" avait toujours cours. Un Mocky, en alternance avec de l'horreur ou une série Z. Le spectateur qui se présentait vers 17 heures pouvait même en voir trois, car on en passait un autre pour une séance unique vers 20 heures.

     Le Brady a fini par être la dernière salle spécialisée dans le fantastique, la dernière à proposer du permanent et du double programme avec les copies d'époque qui circulaient encore. Un monument peu visité où l'on collectionnait l'obsolète. Expliquer chacune de ses particularités revenait à me plonger dans l'histoire des cinémas de quartier. Le Brady portait les traces de chacune de ses mutations : blaxploitation, giallo, kung-fu, western-spaghetti, porno, étrangleurs, bossus, femmes fouettées en prison, morts-vivants, lézards en plastique, érotico-cannibales, nazisploitation, j'en passe et des meilleures. J'observais les strates et les restes. Bien avant que Tarantino et d'autres relancent l'intérêt pour ce mauvais genre.

     L'Étrange festival ou une cinémathèque belge pouvaient appeler pour un renseignement, afin de savoir où dénicher une copie, mais ce n'est pas ça qui ramenait des spectateurs en nombre. En 1993, le Brady n'était plus seul, le tract de la première soirée des "vendredis du cinéma bis" à la Cinémathèque française précise : "dans le cadre d'un double programme, dans la tradition des défuntes salles de quartier".

     Gérard, notre programmateur, rêvait de ramener davantage de cinéphiles "classiques", pour pallier la défection des fantasticophiles, presque tous partis à la Cinémathèque ou dans les vidéoclubs. Certains considéraient que leur Brady était mort avec l'arrivée de Mocky. Gérard débusquait des films rares, quelques fois abîmés, qu'il faisait rénover par Christian le projectionniste - plus expérimenté que moi. Régulièrement les distributeurs ne se rappelaient même plus qu'ils avaient les droits de ces titres et encore moins l'existence de ces bobines égarées. Comme Jules César de Mankiewicz qui malheureusement avait mieux marché au Quartier latin, quand ils avaient récupéré la copie réparée par Christian.

     Au désespoir de Gérard, les cinéphiles n'avaient pas la réflexe d'aller au Brady. Les vieux homos, si.

     Aujourd'hui le titre à l'affiche c'est Sodome et Gomorrhe, un péplum.

    - Si bon ça. Y a soudoumie, une place, si vous plaît, dit Ahmid goguenard.

     Nos clients c'était plutôt ce genre-là."

     

  • La carte postale du jour...

    Lorsque mon désespoir me dit : Perds confiance, car chaque jour n'est qu'une trêve entre deux nuits, la fausse consolation me crie: Espère, car chaque nuit n'est qu'une trêve entre deux jours.

    - Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier

    dimanche 22 novembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir suivi quelques années durant les sorties du label Bella Union, fondé par un membre des Cocteau Twins (Simon Raymonde), et d'avoir ainsi découvert, parmi les nombreuses propositions musicales (Midlake, Czars, Laura Veirs, ...) la musique de Beach House qui me rappelait la naïve étrangeté de Julee Cruise dans Twin Peaks ainsi que la pop vaporeuse et ralentie des meilleurs titres de Slowdive (Spanish air, Catch the breeze, Dagger, ...). 

    Je me souviens bien de ce concert du 2 novembre 2007 à L'Étage, à Artamis (rayé depuis de la carte de Genève), où, avec In Gowan Ring et Equus, nous partagions l'affiche avec les États-Uniens d'Arbouretum et Beach House ; les premiers représentant l'archétype même du groupe de rockers branchés barbus complètement mutiques (pose qui me rappelle toujours ce dialogue du film Le Goût des Autres où Chabat demande à Gérard Lanvin à quoi il pense, et l'autre de répondre qu'il ne pense pas mais qu'il s'emmerde, et Chabat de s'étonner alors : "c'est marrant, quand tu te fais chier on dirait que tu penses"), les seconds étant tout au contraire très sympathiques, prenant la peine de se présenter, de papoter un peu, chose très rare dans le milieu du rock où chacun garde bien souvent ses distances.

    Je me souviens aussi que l'achat de ce disque restera lié aux attentats de Paris, puisqu'en allant prendre mon train ce matin du 14 novembre je reçu un appel me conseillant de rester sur Genève, ce que j'ai fait annulant tout mes rendez-vous parisiens et optant raisonnablement pour un café au Remor, puis par un passage au marché aux puces sur la plaine et un écart par Sounds où je dénichais ce Depression Cherry à la pochette recouverte d'un tissu (?) imitant le velours, agréable au toucher quoique faussement doux, à l'image de la musique étrange de ce groupe dont la musique (presque) dépressive à un petit goût de cerise, comme sur Space song.

     

    It was late at night
    You held on tight
    From an empty seat
    A flash of light

    It would take awhile
    To make you smile
    Somewhere in these eyes
    I'm on your side

    You wide-eyed girls
    You get it right

    Fall back into place
    Fall back into place

    Tender is the night
    For a broken heart
    Who will dry your eyes
    When it falls apart

    What makes this fragile world go 'round?
    Were you ever lost
    Was she ever found?
    Somewhere in these eyes

    Fall back into place
    Fall back into place

     

    https://www.youtube.com/watch?v=RBtlPT23PTM

     

    Dagerman, Sebald, Lou Andréas-Salomé, Dostoïevski, Amiel, Nietzsche, Édouard Levé, Giauque, etc. la liste est longue de ces écrivains qui, plutôt que de prendre la pose, se sont résignés à être les légataires de leurs propres angoisses pour remplir le vide du monde ; ce même vide qui évoquait à Walter Benjamin une scène de crime lorsqu'il observait les photographies d'Adget - curieusement vide de gens. Photographies qui devenaient des "pièces à conviction pour le procès de l'Histoire" ; et dans ce même procès qui n'en finit pas de finir, Baudoin de Bodinat apporte lui aussi son témoignage avec cette suite à ses deux volumes de La Vie sur Terre (1996 et 1999), ressassement littéraire qui porte le beau nom de : Au fond de la couche gazeuse, et qui rappelle à nous ses vers de Dante se trouvant au dessus de la porte de l'Enfer : "Par moi, on entre dans le domaine des douleurs… /  Vous qui entrez ici, perdez toute espérance." Il n'y a ici aucun espoir de rédemption, le constat est noir, pas de notice d'emploi pour contrecarrer les effets négatifs de cette humanité que l'auteur compare à "un macrobiote occupé à digérer la vie terrestre que lui distribuent les chariots élévateurs, les semi-remorques, les portes-containers géants, et à n'en restituer que les résidus inassimilables qui font ces tas d'ordures par milliards de tonnes répandues au hasard" - pas de médecin de l'âme pour venir à notre secours ? Peut-être Socrate, qui nous rappelait que les mauvaises expériences sont aussi les bonnes occasions pour devenir philosophe - bien dit. N'en reste pas moins que la lecture de Baudoin de Baudinat est comme un uppercut de Céline suivi d'un baume déposé sur l'ecchymose par Cioran... on ne sait finalement pas ce qui fait le plus mal et c'est bien ce qui est le plus angoissant (surtout quand on aime ça).

    Extrait de Au fond de la couche gazeuse 2011 - 2015, de Baudoin de Baudinat (éditions Fario) :

    "Il y a des jours où, sans qu'on sache pourquoi, les antennes de la perception se déploient complètement, où la réceptivité de l'ambiance générale se fait plus nette et distincte, où l'intensité de ce qui vibre dans l'atmosphère de cet âge du monde où nous sommes parvenus s'empare entièrement du sentiment qu'on a des choses et vient hanter ce ciel de juillet tout ce qu'il y a de tranquille et bénin, durant qu'on est à s'occuper du jardin, d'un bourdonnement assourdi de Predator venu rôder ici depuis le proche avenir ; où cette vive esthésie d'une précipitation continuelle des événements autour de soi donne à toutes les occupations normales et nécessaires, à l'ordinaire de la vie courant un caractère de lenteur pénible, d'embarras, d'inapproprié, d'un hors de propos suscitant de la nervosité ; ainsi qu'on s'appliquerait à poursuivre la lecture de la Vie d'Alexandre par Amyot - "... de quoy Clitus qui estoit desja un peu surpris de vin, avec ce qu'il estoit de de sa nature homme assez rebours, arrogant et superbe, se courroucea encore d'avantage, disant que ce n'estoit point bien honestement fait d'injurier ainsi, mesmement parmy des Barbares ennemis, etc." -, tandis qu'en allumant la radio ce serait dans un climat d'épouvante des speakers de plus en plus anonymes, décontenancés et bégayants, à répéter des consignes de confinement et de prophylaxies manifestement périmées par la vitesse de la contagion, et qu'on entendrait d'une maison voisine des cris aigus, des claquements de portières, une voiture qui démarre en trombe ; ou bien rester assis comme si de rien n'était à tourner les pages de l'année 1711 des Mémoires de Saint-Simon - "...Je crus donc devoir recharger plus fortement encore ; et voyant mon peu de succès, je lui fis une préface convenable, et je lui dis après ce qui m'avait forcé à le presser là-dessus. Il en fut étourdi : il s'écria sur l'horreur d'une imputation si noire et si scélératesse de l'avoir portée jusqu'à M. le duc de Berry, etc. " -, alors qu'aux informations radiovisées la banqueroute finale propageait d'heure en heure à la surface du globe les mêmes images partout de pillages, d'incendies, de blindés patrouillant les avenues jonchées de carcasses, de foules éparses en carnavals sinistres d'après une fin du monde où toutes les croyances seraient tombées et plus rien ne fonctionnant, et que par la fenêtre ouverte s'en approcherait le raffut. Mais dans la réalité rien de tout cela n'a encore eu lieu, et il faut bien terminer de désherber entre les petits pois ou de repeindre la cabane à outils; et ce n'était pas un drone tout à l'heure mais juste un petit hélicoptère de l'administrations fiscale."

  • La carte postale du jour...

    "La mélancolie aux dents de brouillard ne sait mordre que dans du clair de lune. Et nous sommes en plein midi."

    - René Crevel, Les pieds dans le plat

    dimanche 8 novembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert Teho Teardo par sa collaboration avec Blixa Bargeld (du groupe allemand Einstürzende Neubauten) il y a de cela quelques années à peine, et j'avais trouvé que ses compositions, oscillant entre post-rock mélancolique et musique contemporaine classique - qui me rappelaient d'ailleurs furieusement le morceau The Garden des Neubauten avec sa mélodie lancinante au violon, s'animant en crescendo et se démultipliant dans des éclats sonores hypnotiques -, collaient parfaitement aux textes néo-dadaïstes de Blixa.

    Je me souviens bien d'avoir littéralement sauté sur ce vinyle lorsque j'appris sa parution - une merveille.

    Je me souviens aussi d'avoir vite remarqué que l'un des titres de cette vrai fausse musique pour films s'intitule Hôtel Istria, celui-là même où logèrent Man Ray, Duchamp, Picabia ou encore Aragon, et de m'être dit qu'à mon prochain passage à Paris (dans une semaine) j'irais sans doute y faire un tour...

     

    https://www.youtube.com/watch?v=X-c_CIHxcDQ

     

    Voilà un bel essai sur les esthètes guerriers : ces poètes engagés, alors en rupture avec le désordre établi suite à la première guerre mondiale ; enfants de D'Annunzio, Jünger et T.E. Lawrence, ils se nommaient René Crevel, Auden, Klaus Mann, et s'opposaient, comme le disait J. de Fabrègues dans un numéro de la Revue du Siècle datant de 1934 "contre l'égoïsme obtus du monde bourgeois-libéral, contre le matérialisme économique et spirituel, contre l'impuissance d'une politique sans esprit et sans âme, (...)" Ils périront les armes à la main, aux commandes d'un avion ou d'une balle dans la tempe, habités par un désespoir aussi grand que leurs idéaux d'un nouvel ordre lyrique, d'une révolte décadente contre la décadence, de la tentation de l'absolue liberté, de l'avènement d'un nouvel homme et d'un âge d'or non pas passé, mais futur, voir - encore mieux - : présent. Des idéaux destinés à être broyés par la machine guerre qui se remet en route, d'abord en Espagne, puis dans toute l'Europe dès 1939. Des idéaux que l'on retrouve dans les années soixante, comme le note Hakim Bay dans son essai T.A.Z., qui lie la pensée subversive, déjà élaborée à Fiume en 1919 par D'Annunzio et ses adeptes, aux mouvements de jeunesse, la "contre-culture" (même si celle-ci est depuis longtemps devenue, malheureusement, uns niche du capitalisme ultra-libéral), celles des hippies aux anarchistes nihilistes, des punks, du squat en passant par les rave-party - tous donnent bien souvent la priorité à la vie en groupe, le refus de l'aliénation urbaine, la tentative de créer des économies alternatives, la circulation des drogues, la liberté sexuelle, etc. Maurizio Serra permet, grâce à son travail précis et soigné, de redécouvrir l'esprit de cette jeunesse des années 30, riche de ses paradoxes, esprit qui survit encore de-ci delà, en Europe et ailleurs.

     

    Extrait de Une génération perdue - Les poètes guerriers dans l'Europe des années 1930, de Maurizio Serra (paru aux éditions du Seuil 2015) :

     

    "Dans une autre vie, une autre œuvre, interrompue au seuil de la maturité des temps gris de l'immédiat après-guerre, quand l'intellectuel croit combler, par l'engagement, l'angoisse d'être relégué : "Certaines cultures végètent à un degré inférieur de l'histoire, confie Cesare Pavese peu avant son suicide ; pour elles le problème de mûrir, d'atteindre à ce viril instant tragique qu'est l'équilibre entre l'individu et le collectif, correspond à celui qui se pose pour l'anarchiste rebelle en culottes courtes : grandir en héros tragique, conscient de l'histoire."

     Ce jugement traduit le climat d'un époque où la culture suscitait des passions qui étaient, en retour, le reflet de son pouvoir d'effraction. Si elle ne conciliait, ou ne réconciliait pas, elle pouvait au moins provoquer les réflexions des uns et les contre-réflexes des autres - jusqu'à l'excès.

     Alors les esthètes armés sont partis, coupables d'avoir deviné que l'Europe s'apprêtait à hypothéquer sa propre histoire pendant des générations. Oui, Cantimori avait vu juste. Que nous ont-ils donc légué, par delà le long purgatoire auquel les a condamnés l'après-guerre ? Qu'est-ce qui nous autorise à les lire ou les relire aujourd'hui, à retracer leur parcours, à les considérer à nouveau comme actuels, malgré ce qui sépare le monde des années 30 du nôtre ? C'est que, même là où il s'exprima dans le désordre et l'incohérence, et culmina dans les luttes fratricides, le témoignage de cette génération perdue, la dernière peut-être qui puisse se définir comme réellement et idéalement "européenne", demeure authentique et profondément humain."  

  • La carte postale du jour...

    "Les symphonies ne seront pas vendues. Je ne m'adresserais pas à un éditeur, qui ferait sur elles de l'odieuse réclame, et qui en souillerait la première page avec son nom indifférent. Je les ferais imprimer à mes frais, in-8°, sur papier de luxe, en grands caractères elzéviriens penchés, et le tirage sera de cent exemplaires (...) Pas un exemplaire ne sera mis dans le commerce ; pas un surtout ne sera envoyé aux critiques..."

    - Pierre Louÿs, Journal intime (avril 1890)

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    Parfois je n'ai pas envie d'écrire ; les œuvres parlent d'elles-mêmes dit-on ; je repense à "Bobi" Bazlen, à Trieste et au Stade de Wimbledon adapté au cinéma par Mathieu Amalric où, à la fin du film, Ljuba, vieille dame et grande lectrice qui perd la vue, déclare que seul celui qui n'écrit pas peut se permettre de juger correctement l'écrit ; dans un autre film, celui d'Eugène Green, Le pont des arts, une jeune femme déclare (plus ou moins - je récite de mémoire...) qu'André Breton fut un grand écrivain ; ce à quoi son interlocuteur - un jeune étudiant - répond que s'il avait moins écrit, son œuvre n'en aurait été que meilleure.

    Less is more, écrivait le poète Robert Browning en 1855 déjà... Ainsi Song to the siren de This Mortal Coil (utilisé dans un très beau roman de Cécile Wajsbrot, Totale éclipse) et le petit essai Pour la littérature de Cécile Wajsbrot (again) se passeront de commentaires.

    Reste une pensée pour Marc Dachy qui nous a quitté mercredi dernier et qui avait utilisé, pour son dernier livre, une partie de cette phrase tirée d'une lettre datant de 1917 et adressée par Tristan Tzara à Picabia "Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes."