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Film - Page 7

  • La carte postale du jour...

     

    "Nous sommes ceux qui viennent après. Nous savons désormais qu'un homme peut lire Goethe ou Rilke, jouer des passages de Bach ou de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien, à Auschwitz."
    - George Steiner, Langage et silence

    dimanche 24 mai 2015.jpg

    Je me souviens que Death In June est le fruit de multiples influences allant de Throbbing Gristle et Joy Division à Ennio Morricone et Scott Walker pour la musique, Les Damnés de Visconti et (surtout) Portier de Nuit de Liliana Cavani pour le cinéma, Yukio Mishima et Jean Genet pour les textes et l'homoérotisme troublant que dégage ce projet, qui, avec le punk G.G. Alin peut-être, fait partie des groupes de musique pop (pour peu qu'on puisse encore désigner ainsi une musique épurée au maximum et au pessimisme qui vous plonge dans un malaise constant!) les plus radicaux de ces dernières trente années.

    Je me souviens bien à quel point Death In June porte en lui toutes les questions liées au dépassement des normes, à la transgression, au lien entre éthique et esthétique,  à la banalisation du mal, et qu'il est difficile de juger son oeuvre sans devoir s'en expliquer préalablement pour éviter un tant soit peu la polémique ; mais je me rappelle aussi de moments amusants comme cette discussion privée (que je me permets de retranscrire ici - vingt ans après, il y a prescription, je crois) où Doug' ne cachait pas que son fantasme était surtout de faire l'amour avec un camionneur australien, ou encore, dans un entretien paru à la fin des années '90, répondant à la question de savoir quel message il aimerait donner à ses fans du sexe opposé, Doug' disait en riant : "Merci de m'envoyer des photos de vos grands-pères avec leurs adresses!"

    Je me souviens aussi que cette compilation intitulée Corn Years fut le premier CD réalisé par Death In June à la fin des années 80, et que cette magnifique réédition contenant deux vinyles colorés (gris-vert, évidemment) est un peu ternie parce que réalisée directement depuis le CD, ce qui donne un son un peu plat, mais heureusement, restent ces chansons où désir et désespoir s'entrecroisent comme sur le morriconesque Come before Christ and murder love, le froid et obsédant To Drown a rose ou encore - mon titre préféré après toutes ces années -, le martial et épique Torture by roses...

     

    Lost the will?
     A germ in foreign blood
     A glimmer of the past
     Power and misery
     Pathetic whore
     To the ignorance of life
     This is the best
     It will ever be
     Think of the things
     That will never be
     Sorrow, the empty well?
     Hollow and useless
     Consume to the inside
     Something I will not hide
     My love wilts on
     My comrade in tragedy
     This is the best
     It will ever be
     Think of the things
     That will never be

    Your image is burnt
     You are dead
     You are nothing
     Yes, I love you

    https://www.youtube.com/watch?v=u_YJQ5iydX4

     

    Nicole Malinconi fait partie de ces auteurs qui n'ont pas passé le cap du premier livre aux éditions de Minuit, car oui : elle a fait paraître son très durassien premier roman au mitan des années 80 sous la prestigieuse étoile des éditions de Minuit. Malheureusement Jérôme Lindon ne validera pas le manuscrit suivant, ce qui vaudra à l'auteur de faire paraître ses livres à un rythme régulier, certes, mais chez (trop) de différents éditeurs. Pour ma part je l'ai découverte il y a quelques années pour son magnifique roman À l'étranger, qu'il faut lire absolument car il raconte - avec cette écriture du réel qui lui est chère -, le retour aux pays d'exilés italiens ; un retour voué à l'échec, un retour voulu par le mari, regretté par son épouse, un retour "vu" par la petite fille qui est la narratrice de ce court mais admirable roman - c'est un livre bouleversant. C'est donc avec plaisir que je découvre Un grand amour, paru aux éditions l'Esperluette. Je retrouve son écriture sensible, serrée, son souci de traiter le réel sans fioriture. Partant du livre de la journaliste Gitta Sereny paru dans les années septante  (un livre d'entretiens avec Franz Stangl, ex-commandant du camp d'extermination de Treblinka, qui avait réussi à s'échapper avec l'aide de l'église catholique pour l'Amérique du sud, où il vécut seize ans avant d'être enfin arrêté et remis à la justice allemande), Nicole Malinconi se met dans la tête de la femme de Franz Stangl, Theresa Stangl, qui, par amour pour lui, est toujours restée à ses côtés tout en condamnant ses actes. C'est donc un livre qui revient sur la guerre, la découverte des atrocités commises par les nazis, du point de vue de cette femme dont le seul désir est de vivre près de son mari, de leurs enfants, mais qui, à l'arrestation de Franz, est obligée de faire face au resurgissement du passé. Un grand amour est un livre perturbant, bien écrit, efficace, qui pose les bonnes questions dont celle de la responsabilité de chacun, presque égal à la puissance dramatique du roman philosophique de Georges Steiner "Le transport d'A.H." (1981)  dont je ne peux que recommander la (re)lecture. 

    extrait de Un grand amour, de Nicole Malinconi :

     

    "Tenter d'approcher ensemble une vérité, m'a dit la journaliste. Moi, à force de lui parler, je croyais que ma vérité c'était notre amour à lui et moi, que l'amour m'avait guidée durant toutes nos années et même après, même là devant elle, tandis que je parlais. La force de l'amour, elle devait l'avoir comprise déjà, quand ils s'étaient rencontrés ; elle l'avait entendu lui dire combien il avait de désir pour moi, combien je lui manquais. Autrement, elle ne m'aurait pas posé sa question, à la fin, ou bien il lui en serait venu une autre : elle n'aurait pas pensé justement au pouvoir de l'amour, à ce qu'il peut exiger quelquefois que l'on fasse ; ni donc supposé qu'ainsi, à cause de l'amour, j'aurais pu demander à mon mari de choisir entre Treblinka et moi, lui dire de quitter Treblinka sans quoi moi et les enfants nous allions le quitter. Elle ne se serait pas demandé non plus ce qu'il aurait alors décidé, en réponse, ni ne m'aurait demandé à moi ce que je croyais qu'il aurait décidé, si je le lui avais dit.

    Elle me l'a demandé."

  • La carte postale du jour...

    "Même Maïakovski a un jour traité l'inspiration de "Morue".
     C'est ce que nous remarquons par les interruptions qui parsèment l'oeuvre de Gogol : ce désir douloureux d'exprimer l'inexprimable, de moissonner la récolte quand le temps  n'est pas encore venu."
    - Victor Chklovski, Le Forage des Profondeurs

     

    dimanche 3 mai 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir acheté ce disque de Complot Bronswick par un jour d'hiver ensoleillé de la fin des années 80 sur les conseils d'Antony Leone (salut Antony!), alors qu'il fouillait le bac à vinyles soldés jouxtant celui dans lequel j'étais tout entier plongé.

    Je me souviens bien d'avoir donné une cassette compilant uniquement des groupes cold-wave français (Trisomie 21, Opéra de nuit, Kas Product, etc) à mes amis Gabrielle et Kristian qui partaient pour quelques vacances dans le sud de la France, et qu'à leur retour ils m'avaient dit avoir écouté cette compilation en boucle et d'avoir particulièrement aimé la chanson Born in a cage de Complot Bronswick, ce qui m'avait fait très plaisir.

    Je me souviens aussi que le concept de ce disque m'a quelque peu échappé dans mes jeunes années, mais que le simple titre Maïakovski évoquait tout un univers, me ramenant d'ailleurs aux passages de la révolution russe que j'avais lu dans l'excellent Moravagine de Blaise Cendrars, mais ce n'est que bien plus tard que j'ai découvert les textes du grand poète russe et à quel point ils servaient de piliers pour ce disque dont la musique rappelle à la fois Joy Division et Orchestre Rouge - et dont, aujourd'hui encore, je suis épaté par la bonne production -, avec une préférence personnelle pour les titres chantés en français (vilain accent pour les parties anglophones) comme cette magnifique adaptation de La Flûte de Vertèbre de Maïakovski, écrit en 1915 :

    A vous toutes
    que l’on aima et que l’on aime
    icône à l’abri dans la grotte de l’âme
    comme une coupe de vin
    à la table d’un festin
    je lève mon crâne rempli de poèmes
    Souvent je me dis et si je mettais
    le point d’une balle à ma propre fin
    Aujourd’hui à tout hasard je donne
    mon concert d’adieu
    Mémoire !
    Rassemble dans la salle du cerveau
    les rangs innombrable des biens-aimées
    verse le rire d’yeux en yeux
    que de noces passées la nuit se pare
    de corps et corps versez la joie
    que nul ne puisse oublier cette nuit
    Aujourd’hui je jouerai de la flûte sur
    ma propre colonne vertébrale

    https://www.youtube.com/watch?v=NoPvrxJrXdE

     

    Iouri Olécha est plutôt l'homme d'un grand roman : L'envie (1927), paru d'abord, pour sa version française, à l'Âge d'Homme en 1978, puis repris au Seuil dans les années 80, et qui vient de ressortir en format semi-poche au Sillage. Journaliste, auteurs de nombreuses pièces de théâtre, poète, il cesse toutefois l'écriture d'autres romans dans les années 30, mais, à partir des années 50, Olécha décide de s'atteler à son journal commencé vingt ans plutôt, comme il s'en explique d'ailleurs dans une lettre à sa mère en 1956 : "C'est un livre sur moi-même, sur la littérature, la vie, le monde" ; journal qui ne sera jamais achevé, l'auteur meurt en 1960, à Moscou. Il ne croit plus à la fiction, et se passionne alors pour les mémoires, même s'il avoue parfois simplement manquer d'imagination. Reste alors ses écrits, formidables, avec ce merveilleux titre, Pas de jour sans un ligne (aucun rapport avec la coke ni avec la chansonnette gniangnian de 1974), référence à Stendhal, influence majeure d'Olécha, avec Shakespeare, Edgar Poe et bien d'autres encore puisque c'est un grand lecteur, dès son enfance à Odessa, ville particulièrement bien décrite dans le premier tiers de ce livre métaphorique. On croise beaucoup d'écrivains contemporains d'Olécha : Mandelstam et Akhmatova, furtivement, Boulgakov, Kataïev, Ilf, tous très proche de l'écrivain, et puis bien sûr Maïakovski qui inonde l'imaginaire de ses contemporains d'alors... Pas un jour sans une ligne est aussi un très beau livre sur la littérature, sur les livres, sur les arts en général ; Olécha nous parle ainsi de Gogol, de Tolstoï, du journal de Delacroix, de Rossini, d'Alexandre Grine et son fantastique Attrapeur de rats, etc. Pas de jour sans un ligne est un livre rare et généreux, et les passages sur Maïakovski sont admirables et permettent d'imaginer l'émulation qui existait à cette époque autour du poète qui est allé rejoindre, en 1930, la cohorte des écrivains suicidés avant lui - Kleist, Trakl, Essenine, etc. - et que d'autres encore rejoindront - Tsvetaieva, Walter Benjamin, René Crevel, Unika Zurn, Osamu Dazai, Silvia Plath, etc. -.

     

    extrait de Pas de jour sans une ligne, de Iouri Olécha :

    "J'aimerais bien me rappeler quand pour la première fois mon attention s'est arrêtée sur ce nom... Non, ce n'est pas au moment de la visite des futuristes à Odessa ! À cette époque je n'étais pas encore poète, je vivais encore des sensations du sport, du football qui commençait juste à naître dans notre pays. Oh, on était loin de la littérature, avec ces jeux sur terrains de sport verdoyants avec fanions pointus aux quatre coins ! Il ne s'agissant même pas tant d'éloignement que d'hostilité ! Nous étions des sportsmen, des coureurs de fond, nous sautions à la perche, nous jouions à la perche, qu'avions-nous à faire de la littérature ! C'est vrai, j'avais en ce temps-là traduit le prologue des Métamorphoses d'Ovide et reçu pour la peine un "cinq" en latin... Mais j'étais encore sourd au prodige qui se déroulait à côté de moi : à la naissance de la métaphore chez Maïakovski. Je n'entendais pas encore que le cœur ressemblât à une chapelle et que l'on pût tenter de sauter hors de soi-même en prenant appui sur ses côtes*.
     Manifestement, c'est peu pour un grand poète d'être seulement poète. Pouchkine, ne l'oublions pas, se désole que les décembristes, bien qu'ils sachent par coeur ses vers, se refusent à l'initier de leurs plans ; l'auteur de la
    Divine Comédie peuple l'enfer de ses ennemis politiques ; lord Byron aide les insurgés grecs dans leur lutte contre les Turcs.
     Il en est de même de Maïakovski : lui non plus n'était pas satisfait d'être seulement poète. Il s'était engagé dans la voie de l'agitation, proche parente de celle de la tribune politique. Rappelons-nous : c'est d'abord un jeune homme qui porte une blouse en velours extravagante, c'est un peintre qui nourrit un penchant pour l'art d'avant-garde, qui écrit des vers clairement inspirés par la peinture française dont il cite explicitement les maîtres :

     Une automobile vient de peindre les lèvres
     D'une femme flétrie d'un tableau de Carrière**

    Et rappelons-nous aussi qu'en même temps c'est un jeune homme qui a beaucoup réfléchi à la révolution, un jeune homme qui a connu la prison, et qui figure dans les fichiers de la police, de face et de profil.
     On envisageait à un moment donné de porter à l'écran
    Pères et fils***.
    le réalisateur devait en être V.E. Meyerhold. Je lui demandai à qui il pensait confier le rôle de Bazarov. Il me répondit :
     - Maïakovski.


    * Voir le poème de Maïakovski, Le Nuage en pantalon (1914)
    ** Extrait d'un poème de Maïakovski intitulé Théâtres (1913)
    *** Il s'agit du célèbre roman d'Ivan Tourgueniev. La réalisation du film en question était prévue pour 1929"

  • La Carte postale du jour...

    "On conçoit généralement les voyages comme un déplacement dans l'espace. C'est peu. Un voyage s’inscrit simultanément dans l'espace, dans le temps, et dans la hiérarchie sociale. Il déplace, mais aussi il déclasse - pour le meilleur et pour le pire - et la couleur et la saveur des lieux ne peuvent être dissociées du rang toujours imprévu où il vous installe pour les goûter."
    - Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques

    dimanche 15 mars 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir pensé - la première fois où j'ai vu Goodbye Ivan en concert en 2009 - que sa musique évoquait Radiohead version instrumentale et Sigur Rós en mode musique de film, ainsi que Yann Tiersen, mais débarrassé des clichés montmartrois qui collent à sa musique depuis le succès d'un certain film ; c'était tellement bien qu'après le concert je proposais à Arnaud de sortir son disque sur mon label - ce qui fut fait à peine six mois après.

    Je me souviens bien qu'à l'époque où j'étais disquaire, les distributeurs nous présentaient fréquemment les disques de nouvelles chanteuses, jeunes, belles, talentueuses, qui avaient voyagé à travers le monde telles des baroudeuses des temps modernes (elles étaient souvent filles de diplomate, ce qui revient à voir le monde depuis un cinq étoiles cossu...), qui pratiquaient une musique du monde gorgée d'influences diverses (donc de la soupe destinée à des occidentaux consuméristes), qui allaient cartonner, évidemment, et ça me faisait sourire, sachant que cette gloire ne durerait que le temps d'un album, ou deux, et que nous avions échafaudé une présentation similaire du premier album de Goodbye Ivan, pour rire, imaginant une origine plus exotique que franco-suisse, arguant de ses voyages, d'une (fausse) enfance difficile (jouer sur la corde sensible du type qui a souffert et s'en est sorti par la musique!), juste pour voir si la presse tomberait dans le panneau, mais finalement on avait fait comme d'habitude : on avait juste donné le disque à écouter (et on a quand même eu quelques bonnes critiques)

    Je me souviens aussi de ce clip tourné dans l'urgence par l'ami Eric, dans la "grotte" du bar Le Cabinet, sur demande de la télévision suisse qui n'utilisa finalement que quelques secondes des trois minutes réalisées (plus d'une heure de tournage et une nuit pour synchroniser le son), et cette sensation d'avoir fait un bon travail, une belle pochette (réalisée par Baptiste à l'Atelier Détour), un excellent son ("masterisé" par Denis Backham), un excellent disque en somme, qui, presque cinq ans après sa sortie, n'a pas pris une ride ; The K Syndrome reste une véritable pépite, et le passage de Goodbye Ivan à la télévision une pièce d'anthologie.

    https://www.youtube.com/watch?v=oR6Nyrd21Lw

    Nicolas Bouvier est un héros genevois. Il ne se passe pas une semaine sans qu'une jeune étudiante demande son livre l'Usage du monde, où qu'un enseignant me demande une vingtaine d'exemplaires du Poisson-Scorpion pour l'étudier avec ses élèves. On connaît par contre beaucoup moins ce livre, L'Échapée belle, qui contient une lettre à Kenneth White, des écrits au sujet d'autres écrivains voyageurs - Ella Maillart, Blaise Cendrars, Henri Michaux, ... -, un texte sur Gobineau (initialement paru en préface des Nouvelles asiatiques de ce dernier, chez POL au début des années nonante), un éloge à Louis Gaulis, autre écrivain genevois, et un formidable texte sur les Suisses, et plus particulièrement la Suisse Romande, texte qui fait d'ailleurs tout le charme de ce recueil. C'est une Suisse vagabonde que l'auteur nous propose ainsi de découvrir, loin des clichés qui lui sont associés (parfois à raison) ; la Suisse de Thomas Platter, ce chevrier devenu érudit et réclamé par Marguerite de Navarre, celle de Ramuz ami de Stravinski, une Suisse qui pourrait tout aussi bien être celle d'aujourd'hui, qui envoie encore régulièrement des étudiants et des artistes aux quatre coins du monde. L'échappée belle, quoi.

    "Raisonnable ? c'est encore à voir ! Sous l'ordre, le verni du "comme-il-faut" (all. "Wie es sich gebührt") helvétique, je sens passer de grandes nappes d'irrationnel, une fermentation sourde, si présente dans les premiers "polars" de Dürrenmatt, dans Mars de Fritz Zorn, une violence latente qui rend pour moi ce pays bizarre et attachant. La Suisse est plus bergmanienne que bergsonienne et souvent plus proche de Prague que de Paris. Je ne serais pas surpris d'apprendre que La Salamandre d'Alain Tanner est un film polonais ou que l'Office des Morts de Maurice Chappaz aurait été, en fait, écrit en Bohème.
    Il existe d'ailleurs dans ma vieille édition de l'Encyclopaedia Britannica une définition de la Suisse qui me paraît aussi surprenante que pertinente : "petit pays d'Europe centrale situé à l'ouest de l'Europe"."

  • La carte postale du jour...

    "Ah ! vous le pouvez bien croire, que si ma main vouloit écrire, ce seroit pour vous assurément ; mais j’ai beau lui proposer, je ne trouve pas qu’elle veuille. Cette longueur me désole. Je n’écris pas une ligne à Paris, si ce n’est l’autre jour à d’Hacqueville, pour le remercier de cette lettre de Davonneau, dont j’étois transportée ; c’étoit à cause de vous ; car pour tout le reste, je n’y pense pas. Je vous garde mon griffonnage ; quoique vous ayez décidé la question, je crois que vous l’aimez mieux que rien : tout le reste m’excusera donc"
    - Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné,  8 mars 1676

     

    dimanche 8 mars 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir d'abord adoré la boîte à rythme, puis le hoquet de la basse, puis la voix, belle et chaude, et ce texte qui nous dit que l'amour ne tue plus mais qu'il fait toujours aussi mal, et le refrain répétitif - On ne meurt plus d'amour -, et finalement le synthé joliment vintage, tout ça sonnait désespérément so eighties, c'était parfait, j'allais pouvoir caller ce titre de Robi entre Wax & Wane de Cocteau Twins et So long my love de Tomorrow's World.

    Je me souviens bien de mon bonheur quand je suis tombé sur ce quarante-cinq tours (récemment en fait, mais il est paru en 2012 déjà), parce qu'il est sobre et beau, et aussi parce que sur la face B j'ai découvert la reprise de la chanson triste intitulée Il se noie composée par les coldwaveux français Trisomie 21 et qui se trouve sur leur premier disque datant de 1983, revisitée ici par Robi dans une version respectant l'originale, l'égalant même.

    Je me souviens que lors de ma dernière soirée Disorder! au bar Le Cabinet, en janvier dernier, ne sachant plus trop quoi passer en fin de soirée, j'ai remis ce disque de Robi pour la seconde fois (quand on aime on ne compte pas) et les deux jeunes punkettes qui dansaient juste devant moi ont repris en cœur le refrain, c'était vraiment bien...

     j’avance nue
     mes larmes brûlent
     je me relève
     au levant
     un peuple est seul
     ceux qui me veulent
     m’auront
     autant qu’avant
     j’ai rien appris
     rien chaque fois
     sinon qu’on n’en meurt pas
     sinon qu’on n’en meurt pas
     c’est la nuit
     ô triste jour
     on ne meurt plus d’amour

     

    J'ai découvert Marguerite Yourcenar il y a longtemps par cet essai sur Mishima, auteur japonais suicidé en 1970 ; ce dernier était alors l'une de mes obsessions parce que cité comme influence majeure - avec Jean Genet - de nombreuses chansons du groupe Death In June sur deux albums sorti dans la seconde moitié des années 80 et que j'écoutais beaucoup. Peu après j'avais découvert L'Œuvre au noir de Yourcenar, magnifique roman initiatique que j'avais lu à la suite de Narcisse et Goldmund d'Hermann Hesse, je ne sais plus trop pour quelle raison d'ailleurs. Et puis j'avais visité la Villa d'Hadrien à Tivoli, près de Rome, et, à mon retour, acheté les Mémoires d'Hadrien de Yourcenar, son "classique", que j'avais lu avec beaucoup d'ardeur. Je m'étais alors intéressé à la vie de cette écrivaine et appris qu'elle disposait, chez elle, dans sa maison à Petite Plaisance, aux Etats-Unis, de nombreuses peintures, de sculptures, de gravures, de statuettes antiques, de milliers de livres et de photographies, formant ainsi le "puzzle iconographique" d'une vie ; elle disait d'ailleurs que "les murs d'une maison, c'est presque un recueil de souvenirs. Des documents sur ce qu'on a fait". Dans ce "musée imaginaire" que je fantasmais probablement plus que de raison, se trouvait une reproduction d'une Méduse comme on peut en voir au musée des Thermes ; j'étais fasciné par cette figure à l'œillade assassine, séductrice et fascinante, et qui revenait sans cesse me hanter : la Méduse du Caravage qu'on découvre furtivement au commencement du film La grande menace (je préfère son titre anglais : The Medusa Touch), une chanson nommée Medusa sur le premier album solo (The Eye of the Hunter, 1999) de Brendan Perry, l'effrayante Tête sur tige de Giacometti qu'il m'avait été donnée de voir dans un musée, certaines œuvres du belge Fernand Khnopff et particulièrement l'Aile bleue... Succession de clin d'œil, de rappels, de truchements, que je nomme mes "correspondances" avec Yourcenar et qui me ramènent ainsi sans cesse vers cette écrivaine, qui, au fil des années, est devenue rien moins que mon idole, et particulièrement pour ce petit mais essentiel livre sur Mishima que je me fais une fête de relire, bien souvent ; Yourcenar disait d'ailleurs "J'aime beaucoup lire, j'aime aussi beaucoup relire, comme les amateurs de musique aiment à rejouer un même morceau, à faire de nouveau tourner un même disque"."

     

    "COMMENT SE FAMILIARISER AVEC LA MORT ou L'ART DE BIEN MOURIR. Il y a chez Montaigne des messages analogues (on en trouverait aussi de tout contraires) et, chose plus curieuse, un paragraphe au moins de Madame de Sévigné, méditant sur sa propre mort en bonne chrétienne, qui rend quelque peu le même son. Mais c'était encore l'époque où l'humanisme et le christianisme regardaient sans ciller leurs fins dernières. Toutefois, il semble ici qu'il s'agisse moins d'attendre la mort de pied ferme que de l'imaginer comme l'un des incidents, imprévisible dans sa forme, d'un monde en perpétuel mouvement dont nous faisons partie. Le corps, ce "rideau de chair" qui sans cesse tremble et bouge, finira déchiré en deux ou usé jusqu'à la corde, sans doute pour révéler ce Vide que Honda n'a perçu que trop tard et avant de mourir. Il y a deux sortes d'êtres humains : ceux qui écartent la mort de leur pensée pour mieux et plus librement vivre, et ceux qui, au contraire, se sentent d'autant plus sagement et fortement exister qu'ils la guettent dans chacun des signaux qu'elle leur fait à travers les sensations de leur corps ou les hasards du monde extérieur. Ces deux sortes d'esprits ne s'amalgament pas. Ce que les uns appellent une manie morbide est pour les autres une héroïque discipline. C'est au lecteur de se faire une opinion."

     

  • La carte postale du jour...

    "Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude"
    - Montaigne, Essais, Livre I

    jeudi 5 mars 2015.jpg

    Je me souviens que lorsque j'ai commencé à faire tourner les platines (vinyles) au Midnight - c'était l'été '89 -, le patron du club (Jean-Pierre) m'a emmené dans la réserve de disques adjacente au local de DJ, une pièce remplie de quelques milliers de vinyles - utilisés depuis une vingtaine d'années pour certains -, et que j'avais pu y faire mes courses et y trouver, entre autres bonnes pioches, le premier album de Visage contenant le titre Fade To Grey qui, après que deux jeunes filles en noir me l'aient réclamé (coucou Gabrielle et Sylvie!), est redevenu pour les deux années qui suivirent un incontournable des vendredis et / ou samedis soirs.

    Je me souviens bien d'avoir été très tôt informé que Steve Strange, le leader de Visage, groupe formé par des musiciens venus de différentes formations - Dave Formula de Magazine, John McGeogh de Magazine lui aussi mais qui allait rejoindre Siouxsie et ses Banshees, Billy Currie et Midge Ure d'Ultravox, et Rusty Egan, le DJ du Blitz, où se croisait tout ce beau monde -, Steve Strange donc avait tourné dans le clip d'Ashes to Ashes, sur la demande de Bowie, ça lui donnait (à mes yeux en tout cas) une réelle crédibilité, ça asseyait le personnage, ça en jetait, et tant mieux, parce qu'en dehors de Fade to Grey j'ai toujours trouvé que Visage était un groupe creux (à part le titre Mind of a Toy et la super reprise de In the Year 2525 bien sûr).

    Je me souviens aussi d'avoir été assez ému lorsque j'apprenais la mort de Steve Strange il y a deux semaines, de revoir des images d'archives du Blitz et de Steve Strange lui-même, star d'un "culte sans nom" (comme les "enfants du Blitz" aimaient à se décrire pour échapper à toute étiquette*), le temps d'un hit, d'avoir brillé de tant de couleurs pour chuter, tel un Icare des temps moderne, et disparaître, tout en passant par les cases alcoolisme, vol à la tire et peine de prison avec sursis, addiction aux drogues, échec de ses nouveaux projets artistiques (dont une resucée orchestrale de Fade to Grey en 2014), échec de se refaire une nouvelle identité, dèche etc. - reste un titre, magnifique, hymne du début des années 80 et de la vague synthétique qui frappa l'Angleterre et l'Europe toute entière (première place des charts en Suisse) :

     Sent la pluie comme un été Anglais
     Entends les notes d'une chanson lointaine
     Sortant de derriere d'un poster
     Espérant que la vie ne fut aussi longue

     Aaah, we fade to grey (fade to grey)
     Aaah, we fade to grey (fade to grey)

     Feel the rain like an English summer
     Hear the notes from a distant song
     Stepping out from a back shop poster
     Wishing life wouldn't be so long

     Devenir gris

    https://www.youtube.com/watch?v=Utjd76czUgI

     

    Dans le film Les Prédateurs, David Bowie - qui partage l'écran avec Catherine Deneuve, avec qui il forme un couple de vampire - déclare en substance (je le fais de mémoire, c'est peut-être un peu inexact, mais le sens y est) : "Il n'y a que les essais scientifiques pour être aussi mal écrit" ; et bien ce nouvel essai de David Le Breton lui donne tort car il est passionnant de bout en bout, limpide et très bien écrit. Les exemples tirés de la littérature sont légions ; il cite Blanchot, Kundera, Pessoa (se multiplier pour n'être personne), Robert Walser et Paul Auster, et cerne ainsi dans le détail cette envie de détachement, de disparition volontaire qui frappe certaines personnes, que cela soit par le sommeil, ou la drogue, l'anorexie ou encore l'immersion dans le trop d'activités. Ce livre vous donnera sans doute envie de (re)lire de nombreux autres ouvrages, et surtout La Défense Loujine de Nabokov (livre qui est peut-être le pendant du Joueur d'Échec de Zweig), où le principal protagoniste vit à travers le jeux et où "il ne s'apercevait de son existence qu'à de rares moments (....). Mais, d'une manière générale, il n'avait avec la vie que des rapports nébuleux, elle exigeait de lui si peu d'efforts".

    Riche, concis, et à lire pour mieux comprendre cette nouvelle "tentation contemporaine", qui frappe notamment le Japon avec ses "évaporés" ; des dizaines de milliers de personnes chaque année, qui,  après une faillite personnelle, décident de "disparaître" ...

    extrait :

     

    "Les hommes disait en substance Kant, ne sont pas faits de ces bois durs et droits dont on fait les mâts. S'il y a parfois au fil d'une vie, pour certains, une sorte de fidélité à soi-même, une cohérence, d'autres connaissent des ruptures improbables, ils deviennent méconnaissables à eux-mêmes et aux autres, plusieurs vies différentes leurs échoient. Mais chaque existence au départ, même la plus tranquille, contient un nombre infini de possibilités dont chaque instant ne cesse de redéployer les virtualités."

     

    * à ce sujet lire le sympathique de Pierre Robin : Groupes pop à mèches 1979-1984 (tout juste paru chez Actes Sud).