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Livre - Page 18

  • La carte postale du jour...

    "Je crois que le beau n'est pas une substance en soi, mais rien qu'un dessin d'ombres, qu'un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. (...) le beau perd son existence si l'on supprime les effets d'ombre."

    - Junichirô Tanizaki 

     

    lundi 6 juillet 2015.jpg

    The Names est l'exemple type du groupe qui rentre (bien malgré lui) dans la catégorie "second couteau". Repéré par Martin Hannett (le producteur attitré de la Factory des débuts, et donc de Joy Division - faut-il encore le répéter?), qui avait reçu leur premier 45tours au tout début des années 80 par l'entremise de Rob Gretton (le manager de Joy Division), The Names est à la base un groupe post-punk belge fondé à la fin des années 70 et qui ressemble peut-être plus à Simple Minds et Magazine mais que la production de Martin Hannett rehaussera presque au niveau de Joy Division (Closer) et The Cure (Faith). En guise de contrat il eurent droit à une poignée de main du directeur artistique de Factory : Tony Wilson. Ils vont aussi découvrir très rapidement que la philosophie du label de Manchester doit avant tout au situationnisme. Ainsi lorsque leur premier 45tours pour le label, Nightshift, est épuisé et alors que tous s'en réjouissent, le groupe comme les membres du label Factory, Tony Wilson décide que c'est plus amusant de ne pas le rééditer pour que les amateurs soient obligés de le rechercher âprement - la longue pente descendante de la déception et de la frustration va alors commencer pour le groupe qui envoie son nouveau single - Calcutta - à Martin Hannett qui met plus de huit mois à terminer le mixage. Dommage, le groupe loupe son public de peu ; Calcutta préfigure cette new-wave/pop fébrile et sautillante qu'on va retrouver moins d'un an plus tard chez Modern English et leur succès I melt with you (utilisé dans un film en 1983 aux côtés des Psychedelic Furs, ce qui leur vaudra un énorme succès en Amérique du nord surtout). Malheureusement The Names ne décrocheront jamais le gros lot. En 1982 ils décident quand même de rentrer en studio pour enregistrer un premier album avec Martin Hannett qui va diviser le disque, avec pour la première face - Day -, les titres plus rythmés, et pour la seconde face - Night - les plus lents. L'ambiance est lancinante, sombre, elle rappelle une fois de plus Joy Division, The Cure et New Order avec son premier album, Movement, qui avait été enregistré dans des conditions polaires (Martin Hannett avait tourné la climatisation sur froid délibérément), condition clinique qui avait réellement fini par se ressentir dans la musique - après cela d'ailleurs, New Order avaient décider de ne plus jamais travailler avec Martin Hannett. The Names eux ne se sentent pas encore prêt à couper le lien avec le génial producteur quoique parfois trop "original" et facétieux (en plus d'être alcoolique).  L'album Swimming ne va d'ailleurs pas sortir sur Factory mais sur le label belge les Disques du Crépuscule, Tony Wilson voulant rendre service à son collègue belge Michel Duval. The Names regrettent amèrement cette décision. En effet les Disques du Crépuscule sont bien moins connus que Factory, et comme la presse est passée à autre chose (l'électro-pop cartonne en 1982), les mélopées lancinantes de The Names ne va pas avoir beaucoup d'attention de la part des médias, même si, sur le long terme, l'album continuera de se vendre correctement et très régulièrement, le groupe ayant (maintenant) la chance d'être dans la queue de la comète Joy Division, aux côtés de nombreux autres comme Section 25, Tunnelvision, The Wake et A Certain Ratio dés débuts. D'ailleurs, surprise, le groupe qui s'était séparé au mitan des années 80 revient en 2007 pour jouer lors d'une soirée Factory, en Belgique, devant une salle comble et un public partagé entre vétéran de la première heure et jeunes amateurs de post-punk. Il aura donc fallu vingt cinq ans pour que The Names rencontrent un réel succès et sortent de l'ombre. The Swimming est réédité en double vinyle (incluant ainsi les singles ainsi que des raretés - peel sessions par exemple -) en 2011.

    https://www.youtube.com/watch?v=SU4B32Qg2kY

     

    La librairie Ombres Blanches a quarante ans. Christian Thorel offre ainsi le récit de son parcours de lecteur et de libraire passionné, de cette aventure que fut Ombres Blanches, librairie établie à Toulouse et qui n'a jamais cessé de s'épanouir, de s'agrandir, de se transformer. À l'heure où ce type de commerce et d'ailleurs toutes les professions qui entourent le livre (et qui dit livre, dit littérature) sont obligées de se repenser, c'est un témoignage beau et revigorant. L'espoir fait lire en tout cas ; si retrouve toute une communauté de lecteurs, une communauté de solitaires, rassemblée autour du texte dans ces lieux qui, pour Christian Thorel, "restent parmi les trop rares lieux de nos villes à avoir survécu non seulement à l'enfermement des consommateurs dans l'espace disproportionné des galeries de la marchandise situées en périphérie, mais aussi à l'éradication des échanges produite par le commerce à distance." L'auteur, le libraire, ajoute encore que "les lecteurs aiment leur liberté, celle de vagabonder parmi nos livres, des livres de papier qui ne laissent par les traces de leur lecture, ces traces désormais capturées dans la lecture de fichiers numériques par les grandes sociétés commerciales, devenues agent de surveillance."

    Dans les ombres blanches est un magnifique texte sur le monde du livre et particulièrement sur la profession de libraire, mais ne s'adresse pas seulement à ses derniers qui ne sont, en définitive, qu'un maillon de la chaîne du livre - non : ce récit s'adresse à tous les amoureux des livres et de la culture en général, et chacun aura le plaisir d'y croiser des auteurs Bernard Noël, Didi-Huberman, Pascal Quignard, ...), des éditeurs (Jérôme Lindon/Minuit, Vladimir Dimitrijevic/L'Âge d'Homme etc) et de nombreux autres acteurs, passeurs, amateurs, dévoreurs... de livres.

    extrait de Dans les ombres blanches, de Christian Thorel (Seuil 2015):

    "Décembre 2000, la fin d'un monde ? Le mois dernier, le prix Goncourt a été attribué à Jean-Jacques Schuhl, pour son troisième livre Ingrid Caven. Nous recevons le romancier, dans l'émotion. Lorsque j'ai appris la publication de ce livre, en mai dernier, j'ai lancé auprès de Gallimard une invitation. C'est un homme qui publie peu, deux livres en trente ans. J'ai acheté les exemplaires restant à la Sodis de son premier livre, Rose Poussière, que Georges Lambrichs avait édité dans la collection "Le Chemin", en 1972. Rose Poussière est une trace de mes années à la recherche du cinéma, et un livre de la bibliothèque de mes vingt ans.

     Ingris Caven interprète la mère de l'adolescent, personnage principal du film de Jean Eustache, Mes Petites Amoureuses. Avec Jean-Luc, l'ami d'enfance, avec Martine, nous nous étions rendus en 1974 sur le tournage du film à Narbonne, dans l'espoir de rencontrer Jean Eustache. La Maman et la Putain représentait pour nous la perfection du style au cinéma, et nous avions avalé tout Eustache dans un festival au printemps précédent. Si nous avions facilement localisé l'équipe, nous avions dû repartir sans rencontrer l'artiste, reclus dans sa chambre de dépressif.

     La journée en compagnie de Jean-Jacques Schuhl, l'ami de Jean Eustache, le complice, me rapproche éphémèrement de mon histoire, du passé d'un je encore hésitant, il y a plus de trente ans. Tous deux, Schuhl, Eustache, se confrontaient dans un désœuvrement  volontaire, trouvant une finalité à l'inutilité, dans le rien. Quelque chose d'Oblomov, à Saint-Germain-des-Prés, en quelque sorte. "Moi, très longtemps, j'ai continué à ne rien faire. Là-dessus, c'est quand même moi le plus fort, moi qui ai tenu le plus longtemps. C'est ce qu'il appréciait en moi, je crois, cet aspect ascétique, plus nul que lui", raconte l'écrivain, en 2006 à Libération à propos du cinéaste."

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Je sais, voilà longtemps qu'il ne s'agit plus de s'interroger sur notre peu de réalité ou sur la vitesse grandissante à laquelle la vie s'en va rejoindre les rails du désespoir. Non, tout se passe comme si la partie avait été jouée pour ne laisser à chacun que le souvenir de ses rendez-vous manqués et de ses amours impossibles. "

    - Annie Le Brun, Appel d'Air

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    Je me souviens d'avoir littéralement flashé sur le titre Ahead (tiré de l'album Ideal Copy) avec sa guitare presque funk, son rythme rapide et discret, la voix si caractéristique de Colin Newman, son texte énigmatique, sa faiblesse dans la production qui lui donnait un genre "arty" déjà à l'époque en 1987, faiblesse devenue aujourd'hui une singularité qui place Wire au-dessus du lot et loin de toute comparaison avec d'autres groupes, à part New Order, peut-être, dont l'album Brotherhood tournait lui aussi beaucoup sur ma platine d'alors, le groupe de Manchester partageant avec Wire un goût prononcé pour une pop électronique hybride.

    Je me souviens bien d'avoir été ému par la description que me donna un ami plus âgé et maintenant grand fan de musique classique, du concert de Wire au Montreux Jazz Festival en 1979 - Wire à Montreux, en '79 !!! Dingue ! Ils n'auraient été qu'une trentaine à goûter la musique post-punk du groupe, d'ailleurs...

    Je me souviens aussi que ma version préférée de Ahead est la version purement électronique, sans rythmes, intitulée sobrement Ahead (II), mais que j'écoute encore la version de l'album, et que son refrain peut m'obséder des journées entières...

    Lips growing for service
    Eyes steady for peeling
    Bring on the special guest
    A monkey caught stealing
    Standard rewards in corners
    Is full-board in new quarters
    Kneeling for pleasure
    Ensures a good time

    I remember, I remember
    Making the body search
    I remember, I remember
    Making the body search
    Someone is taking you
    Someone has taken me
    TV doesn't understand
    A word that matters
    Scattering desires to
    Smouldering fires
    Someone has taken you
    Someone is taking me

    https://www.youtube.com/watch?v=eFXe1yPdvTs

     

    Le 25 décembre 2009, le surréaliste croate Radovan Ivsic nous quittait. Compagnon d'Annie Le Brun (qui fera paraître un beau livre dédié à cet auteur à la rentrée 2015), grand amateur de poésie, de littérature française, il côtoya Benjamin Péret peu avant son décès à la fin des années cinquante et, parmi d'autres péripéties, fut d'abord listé parmi les artistes dégénérés par les fascistes croates en 1942 avant d'être interdit de publication quelques années plus tard sous le régime communiste de Tito. Radovan Ivsic est aussi l'auteur d'un court article intitulé "Le plagiat des coquilles n'est pas nécessaire", qui répertorie toutes les coquilles se trouvant dans les rééditions des Chants de Maldoror dont les éditeurs n'avaient pas cru bon de relire correctement le texte avant de le réimprimer ! Mais bien avant cela, il avait été un homme perdu, désabusé, mais aussi dégoûté que certains de ces compagnons rejoignent le parti communiste ou pire, encensent Staline, un homme qui décide de s'exiler intérieurement en habitant une maison isolée dans la forêt au-dessus de Zagreb. Il décrit son expérience de retraite en ces termes : "Le temps où j'avance ressemble à celui du rêve." Le dormeur va se réveiller, heureusement, lorsqu'il peut enfin quitter la Yougoslavie. Celui-là même qui n'attendait plus rien et avait presque perdu la foi en l'art et en l'insoumission va en effet faire une série de rencontres qui l'amèneront à devenir un proche d'André Breton. C'est cet itinéraire qu'on retrouve dans ce beau petit récit dont le titre pourrait laisser croire qu'il a été trouvé par Jean d'Ormesson - Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout - mais qui est fort heureusement l'une des dernières phrases dites par André Breton à son ami Radovan Ivsic. Fabuleux petit livre, traversée du vingtième siècle - "Et quel siècle ! Deux guerres mondiales, Auschwitz, le Goulag, la bombe atomique, la guerre froide, la science mise au pas, l'éléphantiasis de la finance mondiale..." - balade littéraire où le livre tient un rôle capital, diaporama du surréalisme et magnifique hommage à André Breton.

    extrait de Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout, de Radovan Ivsic :

    "Après la Yougoslavie où les trains internationaux, même quasiment vides, font l'objet de fouilles systématiques avec chiens policiers, les trois jours passés à Genève chez les Vichniac me donnent l'impression d'un feu d'artifice. Il y règne un air de liberté sans pareil que je m'expliquerai plus tard en apprenant que dans leur appartement se seront croisés des opposants à toutes les dictatures, Algériens, Angolais, Iraniens, Biafrais, Russes, Polonais, Israéliens et Palestiniens... Reste que, pour l'heure, tout me paraît complètement irréel, à commencer par pouvoir enfin, après quinze ans, entrer dans une librairie où s'étalent les nouveautés. J'aperçois une nouvelle édition des œuvres complètes d'Alfred Jarry en huit tommes. Je donnerais tout pour l'acquérir, mais avec mes poches vides, il ne faut même pas y penser.

    Jamais je n'aurais pu imaginer que le fait d'avoir traduit Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau en croate puisse être d'une telle importance pour les Suisses. Je refuse pourtant les interviews qu'on me propose, craignant de me sentir très mal à l'aise en direct, dans une langue que je n'ai guère eu l'occasion de pratiquer, et surtout le lendemain de mon arrivée d'un tout autre monde. En revanche, c'est avec beaucoup de curiosité que j'accepte de me rendre chez différents amis de mes hôtes. Les questions que l'on me pose sont avant tout politiques et non littéraires. C'est pourquoi je suis d'autant plus surpris que l'une des invitées, restée muette pendant un de ces dîners, juste avant de partir, me dit en aparté et sans préambule : "À Paris vous allez rencontrer André Breton, j'en suis sûre." Très étonné qu'elle cite ce nom que personne n'a mentionné au cours de la soirée, je me contente de rire, tant cela me paraît improbable ou impossible. "Ne riez pas, vous allez rencontrer André Breton, je vous le dis." Je prends cela comme une aimable bizarrerie et sur le moment je ne pense même pas à demander qui est cette personne."

     

  • La carte postale du jour...

    "New York est un pays différent. Peut-être qu’il devrait avoir un gouvernement à part. Tout le monde y pense différemment, y agit différemment. Ils ne savent simplement pas à quoi ressemble le reste des Etats-Unis."
    - Henry Ford

    dimanche 14 juin 2015.jpg

    Je me souviens de cette jeune fille qui habitait avec Kristian et moi et qui se promenait toujours avec un vieux balladeur à piles pour écouter ses cassettes dont la plupart étaient des copies d'albums de Sonic Youth ; elle avait choisi cette formule, alors que nous étions pourtant à l'aube de la dématérialisation de la musique, parce qu'ainsi elle était obligée de tout écouter, chanson après chanson, sans la possibilité de sauter un titre qu'elle apprécierait moins (au risque d'épuiser les batteries) ; j'avais trouvé ça très original.

    Je me souviens bien à quel point j'ai trouvé que Thurston Moore (le leader de Sonic Youth) était quelqu'un d'intéressant, un vrai passioné de musique, quand j'ai acheté son livre Mix Tape : the art of cassette culture, où il revisite à coup de fac-similés - plein de cassettes retrouvées ou envoyées par d'autres personnes - ce véritable art, en effet, qui consistait à faire soi-même une compilation pour une amie, une future conquête, sa petite-copine, et dont les chansons l'ordre dans lequel elle se suivaient était parfois un, ou des messages, plus ou moins secrets que nous voulions faire passer ; puis de faire soi-même la pochette, de tout réécrire à la main, de faire des dessins ou des collages... quel livre génial !

    Je me souviens aussi de n'avoir jamais tellement aimé Sonic Youth, à part Goo, acheté à sa sortie en 1990, mais d'avoir trouvé que tout ça, finalement, c'était juste le grand cirque du rock, quoique j'apprécie toujours deux maxis du groupe ; l'un avec Lydia Lunch intitulé Death Valley 69, qui est d'une noirceur et d'une énergie destructrice assez inédite (du moins c'est l'effet que cela m'avait fait autrefois), et cette reprise d'Into the Groove(y) qui officie encore aujourd'hui comme une dérive dans le New-York distordu du mitan des années 80...

     

     Music can be such a revelation
     Dancing around you feel the sweet sensation
     We might be lovers if the rhythm's right
     I hope this feeling never ends tonight

     Get into the groove, boy
     You got to prove your love to me, yeah
     Get up on your feet, yeah
     Step to the beat, boy, what will it be?

     Get to know you in a special way
     To me everyday
     I see the fire burning in your eyes
     Only when I'm dancing can I feel this free

    https://www.youtube.com/watch?v=vZJTcQWuZ3Q

     

    "We might be lovers if the rhythm's right"...

    Malheureusement, pour Kim Gordon et Thurston Moore, le rythme n'est plus à l'unisson depuis 2011, ce qui a d'ailleurs provoqué la fin de Sonic Youth, ou du moins une certaine mise en suspend puisque le communiqué de presse du label, plutôt laconique, ne disait rien d'un arrêt, mais plutôt d'une incertitude prolongée quant à la suite.

    D'un côté nous avons Thurston qui continue d'enchainer les collaborations et a sorti deux excellents albums solos. De l'autre, Kim Gordon, qui se penche plutôt du côté de la mode, de l'art et de l'écriture. Girl in a band est ainsi paru en anglais en février de cette année, puis en français en mai dernier - on saluera au passage le travail rapide et pourtant soigné de la traductrice. Girl in a band est une catharsis, au départ. Kim y parle de son couple, de sa dissolution, mais, ne s'y attarde pas trop ; elle parle surtout d'elle en tant que bassiste, d'unique femme au sein d'un groupe de rock de renommée internationale, dans un milieu très masculin, souvent macho, de sa timidité, de son refus de jouer un rôle, d'endosser une tenue vestimentaire, un look, qui la rabaisserait au rang d'objet au sein de Sonic Youth, son envie de discrétion mêlée à un besoin de tout faire exploser sur scène. Et puis Kim Gordon nous offre un portrait assez saisissant de l'Amérique des années 60 jusqu'à aujourd'hui. On y croise ainsi Charles Manson, Andy Warhol, Gerhard Richter, Patti Smith, Iggy Pop, Lydia Lunch, Kurt Cobain, Gus Van Sant et beaucoup beaucoup beaucoup d'autres - et c'en est parfois vertigineux à quel point sa route à croisée celle de tant de personnalités importantes du monde de l'art et / ou de la musique. Il y a les influences (The Stooges, Velvet Underground), la no wave new yorkaise, les clubs de l'époque, les tournées (les passages avec Michael Gira et ses Swans sont assez dingues), et puis le changement de cap à la fin des années 80 quand le groupe signe sur Geffen, une major (bientôt rejoint par Nirvana, avec le succès qu'on connaît). La traversée des années 90, surtout après la mort de Kurt Cobain, et finalement les années 2000 où d'ailleurs Kim Gordon revient alors sur son couple et les raisons de sa séparation d'avec Thurston Moore. Une épopée rock passionnante qui ne se délaisse pas pour autant des éternels clichés liés à cette scène, comme quand elle déclare que Sonic Youth ne "mange pas de ce pain là" en parlant de signer avec une major ou de faire des concessions pour mieux gagner sa vie, ou encore quand elle regrette le New York des années 80 où "il n'y avait pas encore de Starbucks" alors qu'en 2008 Sonic Youth a sorti en exclusivité une compilation réalisée par et disponible seulement dans les... Starbucks ! On n'est jamais à un paradoxe près dans le monde du rock (hum...) "alternatif". Néanmoins le livre reste excellent, bien écrit, et plein de références et d'anecdotes géniales (elle descend Lana Del Rey au sujet du pseudo-féminisme de celle-ci - un bon moment) - alors Go(o) !


    extrait de Girl in a band, de Kim Gordon :

     

    "Toutes les heures, toutes les années passées depuis dans des vans, des bus, des avions et des aéroports, des studios d'enregistrement, des loges, des motels et des hôtels miteux, tout ça n'a été possible que grâce à la musique. Une musique qui n'aurait pu provenir que de la scène artistique bohème propre à New York et à ceux qui l'animaient - Andy Warhol, le Velvet Underground, Allen Ginsberg, John Cage, Glenn Branca, Patti Smith, Television, Richard Hell, Blondie, les Ramones, Lydia Lunch, Philip Glass, Steve Reich et la scène free jazz. Je me souviens de la puissance exaltante des guitares assourdissantes, de la rencontre avec des âmes sœurs et avec l'homme que j'ai fini par épouser, celui que je pensais être l'amour de ma vie.
     L'autre soir, en me rendant à un bar karaoké coréen où des habitants de Chinatown et Koreatown côtoient les habituels hipsters du monde de l'art, je suis passéée devant notre ancien appartement du 84, Eldrige Street. J'ai repensé à Dan Graham, l'artiste qui m'a fait connaître une bonne partie de la scène musicale de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt ; il vivait dans l'appartement au dessus du nôtre et a assisté aux prémices de ce qui deviendrait un jour Sonic Youth.
     J'ai retrouvé une amie à l'intérieur du bar. Là, il n'y avait pas de scène ; les clients se contentaient de se tenir au milieu de la pièce et, entourés d'écrans vidéos, se mettaient à chanter. L'un d'eux à choisi "Addicted to love", la vieille chanson de Robert Palmer que j'avais reprise en 1989 dans une de ces cabines où on s'enregistrait soi-même et qui a fini sur l'album de Ciccone Youth The Whitey Album. ça aurait pu être marrant de la reprendre en karaoké, mais je n'arrivais pas à décider si j'étais quelqu'un de courageux dans la vie ou si j'étais uniquement capable de chanter sur scène. En ce sens, je n'ai pas changé d'un poil en trente ans."

  • La carte postale du jour...

    "Thoreau avait encore la forêt de Walden - mais où est maintenant la forêt où l'être humain puisse prouver qu'il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ?"
    - Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (1955)

    jeudi 11 juin 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir cherché pendant près de deux heures la tombe de Raspail au cimetière du Père Lachaise, à Paris ; un peu en retrait parmi d'autres tombeaux, elle ne s'offre pas tout de suite aux regards, elle se mérite en quelque sorte, et si on prend la peine d'en faire le tour, elle cache un spectre qui représente la femme de Raspail, décédée alors que son mari était - une fois de plus - incarcéré ; faire une photo de la tombe de Raspail était un classique (ça l'est encore, peut-être) des années 90, pour pouvoir orner son salon d'un agrandissement fait maison de la pochette de ce disque de Dead Can Dance.

    Je me souviens de cet embarrassant entretien avec Dead Can Cance, alors que ceux-ci étaient invités en 1993 sur le pateau de l'émission de Michel Field, Le Cercle de Minuit ; le présentateur affirmait trouver que leur musique avait des tendances "spinoziste" (sic), ce à quoi Brendan Perry et Lisa Gerrard, étonnés, ayant du mal à comprendre où il voulait en venir, répondirent le plus simplement du monde qu'ils n'avaient pas lu Spinoza ; et plus récemment sur la chaîne Arte, dans l'émission Tracks, ce court documentaire (douze minutes) sur le groupe où il est affirmé que son premier album (éponyme) date de 1981 - alors qu'il date de 1984 ; et que les musiciens devaient leur succès mondial au film Baraka (1992), qui utilise un de leur titre, The host of Seraphim, alors que Dead Can Dance était tout de même depuis la fin des années 80 l'un des plus gros vendeurs du label 4ad et que son album Into the labyrinth (1993) se vendra à un demi-million d'exemplaires rien qu'aux Etats-Unis, succès qui profitera en retour au film Baraka (et pas le contraire) ; Tracks donne aussi l'information erronée que le groupe a composé de nombreuses musiques de films à partir des années 2000, dont celle de Gladiator de Ridley Scott, alors que c'est Lisa Gerrard et Hans Zimmer qui sont les signataires de la musique de ce film, Dead Can Dance s'étant séparé depuis 1998... trois erreurs en douze minutes, c'est quand même pas mal.

    Je me souviens aussi à quel point Within the realm of a dying sun a été composé dans l'ombre du soleil noir de la mélancolie, le duo ayant été influencé à la fois par la musique classique et la poésie symboliste, il y règne une ambiance fin de siècle, solennelle aussi, un peu grandiloquente parfois, mais cela reste l'un de leur plus beau disque, avec ces faces distinctes, l'une avec la voix de Lisa Gerrard, l'autre - ma préférée - avec celle de Brendan Perry qui rappelle un Scott Walker dérivant en solitaire dans un film d'Ingmar Bergman, et puis, comme sur l'album précédent (Spleen and ideal), cette influence Baudelairienne qui enveloppe le tout d'un voile de mystère, surtout sur le magnifique titre d'ouverture, Anywhere out of the world :

     

    We scale the face of reason to find at least one sign
    That could reveal the true dimension of life lest we forget.
    And maybe it's easier to withdraw from life with all of it's misery and wretched lies.
    Away from harm.

    We lay by cool clear waters and gazed into the sun.
    And like the moths great imperfection succumbed to her fatal charms.
    And maybe it's me who dreams unrequited love, the victim of fools who stand in line.
    Away from harm.

    In our vain pursuit of life for ones own end,
    Will this crooked path ever cease to end.

    https://www.youtube.com/watch?v=pUVtmf9zXt8


    Si Baudelaire nous invite à "plonger dans l'inconnu pour trouver du nouveau", Rémy Oudghiri, lui, tente de cerner ce besoin de fuir hors du monde, pour finalement aboutir au constat paradoxal que : la fuite hors du monde n'est peut-être rien d'autre qu'une façon d'y entrer. Deleuze voyait la fuite comme un engagement alors que Laborit expliquait, dans son Éloge de la fuite, que l'homme contemporain a besoin d'échappatoires pour résister à la pression sociale, prônant pour cela une fuite dans l'imaginaire, que l'on soit artiste, ou pas. Ainsi ce Petit éloge de la fuite hors du monde est à la fois un essai philosophique et un essai littéraire, car il n'est meilleur outil pour s'évader qu'un (bon) livre. Oudghiri propose ainsi une ligne de fuite où l'on suit Pétrarque sur son Mont Ventoux ; Rousseau qui renait quand il fuit les hommes ; Gauguin, dont l'art surgit lors de son exil ; Tolstoï dans sa fuite ultime ; Pascal Quignard, qui lui décide de vivre dans un angle caché du monde ; Alex Supertramp, le jeune protagoniste de Into the wild (le livre de Jon Kracauer qui sera adapté au cinéma par Sean Penn), de son vrai nom Christopher McCandless, inspiré par ses lectures de Thoreau et Tolstoï, il partit en quête de lui-même et de liberté un peu comme les personnages des films Easy Rider de Denis Hopper (1969) et Zabriskie Point d'Antonioni (1970) ; et puis surtout Le Clézio, que je découvre ainsi grâce à ce livre, qui plaide pour un mode de vie qui échappe aux impératifs de l'économie moderne, un peu comme l'avait fait avant lui l'une de mes idoles de jeunesse : Hermann Hesse. Mais l'auteur de ce très bon livre ne se contente pas d'évoquer la fuite comme solution, non. Il y traite aussi ses limites, avec notamment l'échec de Des Esseintes, le protagoniste de À rebours, le fabuleux roman fin de siècle de Huysmans. En effet Des Esseintes en créant "son" monde artificiel, en se retirant du monde réel, en l'absence de dépassement de soi et d'ouverture vers autre chose, se dévitalise, comme une plante privée de soleil, et son médecin finit par lui ordonner de revenir à Paris ! ici on a le cas absolu d'une fuite sur un chemin circulaire, une fuite ne menant à rien.
    Au final, c'est un essai intelligent, qui donne des pistes, des envies de lectures (le passage sur Emmanuel Bove est super et m'a donné très envie de découvrir son livre Pressentiment, qui traite de l'effacement - social - d'un homme), et qui se lit agréablement - des échappatoires de la sorte, on en redemande,, et si toutefois nous n'avons plus la forêt de Walden pour nous cacher, il reste heureusement des forêts de livres.

     

    extrait de Petit éloge de la fuite hors du monde, de Rémy Oudghiri :

     

    "Dans un lieu isolé, il est une activité que prise particulièrement Pascal Quignard, c'est la lecture. Loin de tout, il a le temps de s'abîmer dans les livres. Lire, c'est une autre façon de se retirer du monde. Pour lire, on doit s'éloigner de sa familles, de ses amis, du groupe social auquel on appartient, de notre époque. Les livres sont contraires aux "moeurs collectives" écrit Quignard. À travers eux, on se glisse hors du temps. On s'évade.
     L'auteur de Vie secrète ne cesse d'écrire. Lire est une attente qui ne cherche pas à aboutir : une errance. La lecture est une dérive. Elle "redéboîte le puzzle" note-t-il. Se perdre dans la lecture, c'est se mettre à nu, se réinventer, jaillir à nouveau comme au premier jour. C'est, en tout cas, s'en donner la possibilité. Il peut paraître surprenant d'envisager la lecture, et en particulier la lecture régulière, dévorante, insatiable, comme un moyen de se déshabiller. Comment ces milliers de signes pourraient-ils produire autre chose qu'un trop-plein ? Comment n'entraîneraient-ils pas, dans leur prolifération, une indigestion ?
     C'est que la lecture est un apprentissage infini. En lisant, on apprend plus qu'on ne connaît. Et dans cet apprentissage réside la vraie joie du lecteur. Le lecteur n'est pas un savant - être savant, c'est encore jouer un rôle. Le lecteur n'accumule pas, ne capitalise pas, ne cherche pas à optimiser son savoir, il se contente d'errer dans la dispersion infinie des ouvrages. Là où la majorité des gens n'envisage les études que comme une préparation à la vie sérieuse, Pascal Quignard y entrevoit la condition de la vraie vie. Lui n'a jamais cessé d'étudier. En un sens, il n'a jamais quitté les bancs de l'école ou de l'université : éternel étudiant qui préfère apprendre plutôt que connaître. Car on ne connait jamais vraiment. On ne peut que déambuler, libre et heureux, dans l'univers foisonnant du savoir."

  • La carte postale du jour...

    "La réponse individuelle, le "retrait du monde", n'a aucun effet sur le système. Au contraire, ces désengagements du monde lui permettent d'autant plus de prospérer. Voyez les Etats-Unis : les Amish ici, les réserves indiennes là... chacun dans son coin, comme au zoo ! Seule une institution peut organiser un agir commun. Ce parlement virtuel, Internet - fleuron de notre mode de vie contemporain - pourrait nous aider à le construire. Cela n'a rien d'utopique."
    - Mark Hunyadi, auteur de La Tyrannie des modes de vie (2015), passage d'un entretien dans le Télérama nr 3410 (mai 2015)

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    Je ne me souviens même plus comment et quand précisément j'ai découvert Superthriller mais depuis quelques mois ce groupe anglais loufoque est devenu l'un de mes favoris et The Internet l'hymne de mon vingt et unième siècle qui tourne chaque jour sur ma platine.

    Je me souviens bien que j'ai rigolé un bon coup en découvrant le site internet du groupe et l'annonce de leur album à venir avec "plus d'historiettes sur le déclin de la culture pop telle que nous la connaissons et l'avènement de Spotify et de l'autoroute de l'information" !

    Je me souviens aussi que cette ritournelle pop hybride et synthétique, qui louche à la fois vers Kraftwerk et Beck, pointe de manière amusante vers le fait qu'Internet simplifie l'accès au monde en débarquant celui-ci dans nos salons (ou chambres), permettant aussi d'envoyer des bouteilles à la mer, comme je le faisais à seize ans avec mon premier fanzine photocopié (à douze exemplaires) et maintenant avec ce blog ; et c'est quand même bien pratique.

     

    If you are far, far away
    I don't got no money to call you
    I just tune you in, yeah
    it's on the internet
    just like me, on the internet
    that's where I get to be

    just like me, just like me, just like me, just like me...
    on the internet

     

    https://www.youtube.com/watch?v=kdhoZZrTU7k

     

    C'est les vacances. J'ai acheté pour une semaine de riz, de pâtes et de légumes frais (le resteront-ils assez longtemps?), de quoi tenir une bonne semaine sans - si possible - sortir de chez moi. J'aime mon chez moi mais j'avoue avoir toujours du mal à prétexter qu'on est mieux chez soi tout seul pour décliner une invitation à manger ou pour un film au cinéma, une pièce de théâtre... - c'est toujours carrément mal vu. Cet essai de la Genevoise (résidant maintenant à Paris) Mona Chollet tombe à pic. Elle y exprime "la sagesse des casaniers, injustement dénigrés", en citant pêle-mêle des blogs, des sociologues, des ethnologues, en passant par la littérature - Gontcharov et son fameux Oblomov, Alberto Manguel, Xavier de Maistre (auteur du Voyage autour de ma chambre), Chantal Thomas, ... -, sans oublier de parler de la difficulté aujourd'hui de trouver un logement décent, pas trop éloigné de son travail, et à prix correct. Quel rapport entretenons-nous avec le "chez soi" quand, effectivement, on passe environ 12 heures à l'extérieur de ce dernier et que la vie prend une tournure métro-boulot-dodo. Mona Chollet se penche aussi sur Internet, qui loin de nous désolidariser du monde, nous ouvre en effet les portes de celui-ci, dans le confort de notre chez nous. Bémol toutefois : Internet est aussi un objet de distraction, et entraine souvent la procrastination. Qui n'a pas arrêté la rédaction d'un texte pour aller "surfer" un peu, ou, en quête d'informations sur, par exemple, Marie Stuart, ne s'est pas retrouvé, de liens en liens, de rebondissements et rebondissements, à regarder une vidéo musicale sur YouTube ? qui n'a finalement aucun rapport avec Marie Stuart ! L'architecture, la sociologie, la philosophie, etc. Mona Chollet prend toutes les routes possibles pour tenter une ébauche d'explication du "chez soi" aujourd'hui ; sa valeur, son coût aussi. Un essai intelligent, comme je les aime.

    Deux extraits de Chez  soi, une odyssée de l'espace domestique, de Mona Chollet :

     

    "Aimer rester chez soi, c'est se singulariser, faire défection. C'est s'affranchir du regard et du contrôle social. Cette dérobade continue de susciter, y compris chez des gens plutôt ouverts d'esprit, une inquiétude obscure, une contrariété instinctive. Prendre plaisir à se calfeutrer pour plonger son nez dans un livre expose à une réprobation particulière. "Tout lecteur, passé et présent, a entendu un jour l'injonction : "Arrête de lire ! Sors, vis !"",constate Alberto Manguel. En français et en allemand, le mépris des "fous de livres", cette créature chétive et navrante, a donné naissance à l'image peu flatteuse du "rat de bibliothèque", qui, en espagnol, est une souris, et en anglais carrément un ver (bookworm), inspiré du véritable ver du livre, l'Anobium pertinax. C'est un fond irréductible d'anti-intellectualisme qui s'exprime là. Ce peu de confiance et de crédit accordé à l'activité intellectuelle se retrouve dans le milieu journalistique. Il explique cette tendance à minimiser l'importance du bagage personnel que chacun se constitue et enrichit continuellement - ou pas - et à faire plutôt du terrain une sorte de deux ex machina. 
    ...
    Les écrivains, ou les artistes en général, sont aussi les seuls casaniers socialement acceptables. Leur claustration volontaire produit un résultat tangible et leur confère un statut prestigieux, respecté (à ne pas confondre toutefois avec une profession, puisque la plupart gagnent leur vie par d'autres moyens). Il faut le bouclier de la renommée pour pouvoir déclarer tranquillement comme le faisait le poète palestinien Mahmoud Darwich :
    "J'avoue que j'ai perdu un temps précieux dans les voyages et les relations sociales, je tiens à présent à m'investir totalement dans ce qui me semble plus utile, c'est-à-dire l'écriture et la lecture. Sans la solitude, je me sens perdu. C'est pourquoi j'y tiens - sans me couper pour autant de la vie, du réel, des gens... Je m'organise de façon à ne pas m'engloutir dans des relations sociales parfois inintéressantes"."