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Voyage - Page 5

  • La carte postale du jour...

    "Après notre mort, on devrait nous mettre dans une boule, cette boule serait en bois de plusieurs couleurs. On la roulerait pour nous conduire au cimetière et les croque-morts chargés de ce soin, porteraient des gants transparents, afin de rappeler aux amants le souvenir de caresses."

    - Francis Picabia, Jésus-Christ rastaquouère

     

    dimanche 23 août 2015.jpg

    Je ne me souviens pas bien dans quelle émission radiophonique j'ai entendu Fool pour la première fois, mais je me souviens par contre d'avoir pianoté frénétiquement sur mon clavier pour identifier l'auteur de cette musique, et, une fois fait, d'avoir écouté ce titre de Nadine Shah en boucle sur mon lieu de travail - parfois je remercie le dieu de la technologie qui m'épargne l'humiliation qui consiste à fredonner un titre inconnu à son disquaire, qui en profite pour se foutre de moi sans pour autant trouver le titre recherché.

    Je me souviens bien d'avoir d'abord pensé au titre Into the light de Siouxsie lorsque j'ai entendu Fool pour la première fois, puis, l'album en mains (un mois et une semaine d'attente quand même - je dois être sans doute le client le plus zen et le moins chiant du disquaire), j'ai alors pensé à Nick Cave, à PJ Harvey, même si Nadine Shah reste un cran en dessous quand même.

    Je me souviens bien que ma plus grande surprise de cet album reste le titre Nothing else to do, qui, avec ses faux airs de Bolero de Ravel, dénudé au maximum, est l'écrin parfait à cette voix de sirène de bar à whisky, et colle plus à la personnalité que s'est construite Nadine Shah (avec son air "Frida Kahlo du rock"), mais, comme souvent, comme une amante impossible à oublier, comme attiré par un aimant, je reviens à Fool qui reste l'un des grands moments de ce disque.

     You fashion words that fools lap up
    And call yourself a poet
    Tattooed pretense upon your skin
    So everyone will know it

     And I guessed your favorites one by one
    And all to your surprise
    From damned Nick Cave to Kerouac
    They stood there side by side

     You, my sweet, are a fool
    You, my sweet, are plain and weak
    Go let the other girls
    Indulge the crap that you excrete

    https://vimeo.com/117056893

     

    Douna Loup quitte la Suisse où se déroulait ses premiers ouvrages pour Madagascar, mais n'en quitte pas son écriture sensible et poétique pour autant. En deux romans elle a su imposer une langue, une voix, une plume habile et impressionniste qui fait tout son charme ; charisme avec lequel elle renoue dans ce beau livre où l'on suit les destins croisés de deux jeunes malgaches : un poète, Rabe, et sa muse, Esther, elle-même poétesse. C'est un roman où les petites histoires rencontrent la grande, celle de l'occupation de l'île par les forces militaires françaises. C'est aussi un roman qui fait la part belle aux couleurs, à la noirceur parfois aussi, aux émotions, à l'érotisme jusqu'à la sexualité la plus débridée. C'est un livre qui tangue puisqu'on oscille constamment, comme sur le pont d'un bateau ivre, entre le malgache et le français, les deux langues qui habitent Rabe et ses poèmes. L'oragé est un voyage en littérature, un voyage au pays des couleurs et des langues qui s'y déploient. Magnifique.

     

    extrait de L'oragé, de Douna Loup, qui parait ces jours au Mercure de France :

    "Une porte basse et carrée par laquelle on s'incline, on s'assoit, on prie, on se tait. L'école des Frères chrltiens d'Andohalo. Les années de couleurs primaires. On chante bleu, on gobe blanc, on récite rouge sur les bancs. La France et la chrétienté font lettres dans les jeunes cerveaux. Casimir parle le malgache, récite des comptines en français, fait mine de prier parce qu'il faut le faire mais préfère crier en malgache. Crier les mots qui rebondissent, volent d'une langue de gosse à l'autre, passent par la main qui chope la balle, par le pied qui s'emballe, par les yeux électriques et les bouches qui dans la rue crachent. Il aime faire claquer cette sauvage, cette malagasy qui traîne tard le soir dans la poussière des nonchalances. Les boutiques tardivement ferment leurs volets en malagasy, les bonbons achetés fondent en malagasy, les mangues s'avalent en malagasy, le riz aussi, surtout le riz.

     Et cette langue que j'utilise, ce français qui me sert à dire, est pour l'heure pays étranger bloc lointain pour Rabe Casimir. Son pays, sa belle maternelle c'est ce lait ronono, ce rouge mena et le ciel lanitra."

     

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    “Ce serait un moindre mal de mourir si l’on pouvait tenir pour assuré qu’on a du moins vécu.” - Clément Rosset, Le Réel et son double

     

    dimanche 9 aout 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir tant écouté la musique de La double vie de Véronique, achetée peu après la mort du cinéaste polonais Krzysztof Kieslowski à Genève, en 1996, d'avoir été fasciné par ce film dont le mystère, aujourd'hui encore, ne s'est pas entièrement dévoilé, d'être aussi tombé amoureux - pour un moment - de l'actrice Irène Jacob (retrouvée il y a peu, et à ma grande surprise, dans le film les Beaux Gosses de Riad Satouff!), et puis ce premier contact avec le fait qu'on puisse, dans un nom ou un prénom, faire suivre trois consonnes telles que K, r et z !

    Je me souviens bien que le tout premier disque (du turinois Agonije) que j'ai produit sur mon premier label (Allegoria), en 1994, utilisait un très court "sample" de la musique composée par Zbigniew Preisner pour le film de Kieslowski, et que j'avais trouvé cela formidablement adapté, mais quand j'y repense maintenant j'ai toujours cette impression de voir un autre moi, dans une époque éloignée, comme dans un rêve, une autre vie que la mienne...

    Je me souviens aussi qu'elle a été ma surprise en rachetant cette musique de film en format vinyle puisque Preisner, pour parler de son travail, du succès récolté ensuite et de sa collaboration avec Kieslowski, utilise la technique du Je me souviens ! Dont voici un extrait :

    "Je me souviens que personne ne voulait sortir le CD à cette époque, parce que la durée de cette composition ne dépassait pas 32 minutes, ce qui était trop court pour le format CD, qui s'était largement imposé ; j'ai du convaincre le producteur du film de prendre ce risque" *

    https://www.youtube.com/watch?v=C4aPgCk9AD4

     

    Alors que j'avais abandonné le livre Vaterland, d'Anne Weber, dont le ton péremptoire m'avait rendu la lecture un peu irritante (principalement le passage sur Sebald), tomber sur ce premier livre de Katja Petrowskaja, sorti lui aussi dans la collection Cadre Vert au Seuil, et de manière simultanée à Vaterland, m'a immédiatement réconciliée avec cette forme d'enquête familiale utilisant à la fois l'essai, qui consiste à tourner autour du sujet sans pour autant épuiser celui-ci, et le témoignage. L'énigme de Peut-être Esther n'est ainsi évoquée que partiellement, et se révèle au lecteur plutôt vers la fin, de manière discrète, le temps de quelques pages importantes, certes, mais diluées dans cette extraordinaire quoique tragique voyage dans la mémoire familiale que propose l'auteur, d'une plume à la fois légère et agréable, touchant parfois à l'intime, mais en gardant une distance respectueuse. C'est aussi que la famille de Katja Petrowskaja est impressionnante - et puis le vingtième siècle est passé par là, entre les soviétiques d'abord, puis l'invasion allemande, la shoah, pour finir avec la chape de silence imposée par les communistes, ces ancêtres proches ont été sans cesse déplacés, bousculés, éparpillés ; un arrière grand-oncle qui tente d'assassiner un diplomate allemand à Leningrad au début des années 30 ; une arrière grand-mère qui veut absolument se rendre à la convocation des allemands en 1941 alors que tous lui conseillent de ne pas bouger de chez elle ; un grand-père prisonnier de guerre qui ne réapparait dans sa famille, à Kiev, qu'au début des années 80, ramenant avec lui - pour le plus grand bonheur de sa petite-fille Katja - un jardin privatif (sa famille ne disposait pas d'une datcha dans ses années là, faut de moyens suffisant) ; et puis ces voisins, ces proches, qui aident Katja à recomposer le puzzle de sa famille. Beau portrait, belle enquête, sur la vie et ses doubles, la fiction et la réalité, les langues aussi. Magnifique livre avec une scène de délire assez saisissante au milieu, qui fait directement allusion à la Double vie de véronique, le film de Krzysztof Kieslowski, au milieu de l'ouvrage.

    Extrait de Peut-être Esther, de Katja Petrowskaja :



    "Cette nuit là je n'ai pas pu dormir, j'ai rêvé du sauna, du ghetto, de corps nus, tordus dans la mort ou dans la jouissance, j'ai rêvé d'être autre, hommes et femmes mélangés, j'avais de la fièvre, j'ai raconté à katarzyna que je m'appelais comme aussi katerina, je tremblais, je pourrais aussi être polonaise, lui ai-je dit,
    la double vie, comme il fait froid ici, je ne suis pas obligée de jouer, je pourrais être chacune, mais il ne vaut mieux pas, je ne le ferais jamais, non, plutôt ne rien faire, je me suis aussi cachée parmi les autres, ou non, plutôt exhibée, regarde, quel show, je n'ai pas dit shoah, tu as dit shoah, toi ou moi, l'une ou l'autre, je ne sais pas si j'ai jamais été parmi les miens ni qui ils sont, les miens, toutes ces ruines autour de nous et en tous, et les changements de langue que j'effectue pour habiter les deux parties, pour éprouver à la fois moi et pas moi, quelle ambition, je suis différente, mais je ne me cache pas, chaude, et sinon je suis farouche, chaude, quel show, shoah, froide, à nouveau toute froide, mais je peux faire semblant, et moi et moi et moi, quel mot étrange ce moi, comme toi, comme toit, comme si moi j'appartenais à quelqu'un, à une famille, à une langue, mon sexe collé, en allemand la langue est féminine et en russe elle est masculine, qu'est-ce que j'ai fait de ce changement ? je peux me coller ce truc, comme toi, katarzyna, je peux monter sur la table et le montrer, regardez tous, je l'ai, en bas, ô mon allemand ! je transpire avec ma langue allemande collée sur la lange."

     

     

    * la musique de la Double vie de Véronique a été vendue à plus de 100 000 exemplaires peu après sa sortie

  • La carte postale du jour...

    "Les gens peuvent choisir n’importe quelle couleur pour la Ford T, du moment que c’est noir." - Henry Ford

    dimanche 26 juillet 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir vu le premier album de His Name Is Alive traîner sur un des rayons du disquaire Virus Rock pendant une année entière sans que personne ne s'intéresse plus que ça à ce groupe de Detroit pourtant signé sur 4ad et dont la musique pop expérimentale louchait vers My Bloody Valentine et This Mortal Coil.

    Je me souviens bien qu'en lisant un entretien avec Warren Defever, le leader du groupe, je me suis beaucoup amusé de sa nonchalance et de son sens de l'humour, puisqu'à la question "tu sembles proche du suicide commercial?" il répond simplement "ouais, on a fait un opéra rock, c'est génial! avec un titre imprononçable." En effet le dernier disque de His Name Is Alive s'intitule Tecuciztecatl !

    Je me souviens aussi d'avoir été surpris de la longévité de ce groupe qui a continué ses expérimentations musicales depuis l'année 1990 jusqu'à aujourd'hui, élargissant sa palette musicale en y apportant même des touches psychédéliques, r'n'b, funk, post-rock et jazz, même si j'aime surtout retourner à ses premiers disques sortis sur 4ad et spécialement ce mini-album - The Dirt Eaters - qui comprend la chanson du même nom, avec sa guitare et son chant hypnotiques et, surtout - si l'auditeur tend bien l'oreille aux environs des deux minutes -, parce qu'on peut y entendre Jack Nicholson déclarer "I'd eat all the dirt in this yard for you. And all the weeds. And all the dog bones too, if you asked me", ce qui, comme le texte de la chanson d'ailleurs, préfigure étrangement la faillite de Denver, la ville où résident les membres de His Name Is Alive...

     

    Smell of your own face?
    Will you eat the
    Will you eat the world?
    Gone to a place thats rotten
    Feast on whats in the way
    Going to an open, to a clearing
    The soil is sour and unforgiving
    We buried our guilt
    I think I left the shovel there
    Any sick brain
    Knows an unknown fellow
    Makes me think about things

     

    https://www.youtube.com/watch?v=urw5gccMp6g

     

    Pour Alexandre Friederich, Detroit représente le monde à venir. Son essai sur la ville d'Henry Ford, il le propose comme un récit de voyage, mais un voyage sans GPS, sans carte, sans boussole, une dérive au milieu des restes, des ruines, des épaves et des égarés qui y survivent. Autrefois ville industrielle florissante, Detroit a perdu plus de la moitié de sa population entre 1950 et 2010, laissant ainsi plus de 70'000 bâtiments à l'abandon. Déclarée en faillite en 2013, Detroit est aussi devenue le décor naturel parfait pour tourner des films (voir le très bon Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch par exemple) et attire beaucoup de touristes qui, sans le savoir peut-être, voient le monde de demain dans ce miroir inversé du rêve américain. Alexandre Friederich n'est ainsi pas le premier à être allé se promener à Detroit pour en tirer un récit de cette expérience proche - s'il fallait faire une comparaison - d'une visite de Hambourg ou Berlin en 1946 (lire Automne allemand de Stig Dagerman). Mais Fordetroit est singulier parce qu'il donne à rencontrer les habitants là où d'autres se  concentrent sur les ruines uniquement... "Comme je suis coiffé, douché, disponible, pas saoul, du moins pas la journée, et blanc, que je porte des bermudas, un T-shirt à un dollar et des chaussures, les éclopés lèvent sur moi des regards étonnés" (page 32). Alexandre Friederich rencontre des personnes sonnées comme par un coup de poing dont ils n'arrivent pas à se remettre ; il les décrit "comme pris de vertige", mais il y a aussi ceux qui croient encore en l'avenir, comme cet homme qui montre de la main l'étendue de la ville, même s'il ne trouve pas les mots pour décrire cet avenir qui reste ainsi un geste, vague, sans explication - ou alors n'y a t-il plus de mots, ni d'explication, juste un espoir mutique ? L'auteur, lui, pressent "que l'art est la seule issue" (page 96). Et puis au hasard d'une fin d'après-midi très chaude, il tombe sur la plus grande librairie du monde (à ce sujet, lire aussi les récits de fiction de Vincent Puente "Le corps des libraires" dont la première histoire se passe à Detroit!) comme un mirage au milieu du désert, un mirage en forme de labyrinthe. Bien plus tard encore, un de ses interlocuteurs lui déclare "... bref, ça fait du bien de parler"; or c'est bien par ce genre d'anecdote que ce livre gagne en valeur et qu'il n'est pas un livre SUR Detroit, mais POUR Detroit.

     

    extrait de Fordetroit (à paraître fin août), d'Alexandre Friederich :

    "C'était bien un livre, là-haut, contre une vitre au plomb, au quatrième étage de ce bâtiment industriel. Pas seulement un, mais une rangée, les tranches tournées vers la rue. Bientôt je constate que toutes les fenêtres sont remplies de livres. Un calicot annonce : "La plus grande librairie d'occasion du monde." Moi qui suis persuadé que personne ne lit, que ce temps est révolu, que l'image n'usurpe pas la place du livre mais la place du corps, qu'elle le traverse et l'impressionne, je tombe sur la plus grande librairie du monde dans une zone ! Une moquette huileuse couvre l'escalier de service. Je m'enfonce dans un dédale de livres. Le goût âcre du vieux papier me prend les narines. J'aspire un air saturé de connaissances. À quatre pattes, une dame déballe, trie, empile. Elle ouvre la main, je tends mon sac.

     - Nous fermons à six heures, soyez de retour !

     Je longe un couloir, passe sous une bibliothèque, rase des piles de livres, emprunte un autre couloir. J'atteins une salle remplie de buffets où les livres remplacent les assiettes. (Un mois plus tard, dans des circonstances toutes différentes, j'entendrai parler pour la première fois de la classification décimale de Dewey, mais au moment où je pénètre dans les réserves de la librairie Jenkins je n'ai pas de méthode, je reste émerveillé.) Sections et sous-sections me conduisent de coins en recoins et je les crois inventées par quelque génie local. Je creuse. De plus en plus. Les ampoules n'éclairent que l'escalier de service et les accès, chaque visiteur est muni d'une torche. Lorsque j'avance dans le faisceau, je constate que les sous-sections se ramifient. Les étagères punaisées d'étiquettes écrites à la main comportent des titres télescopiques. Religion, Christianisme primitif, Paléontologie chrétienne, Pierres de la vallée d'Ilhara. Et dans un meuble bas sous un radiateur : Cactus, Espèces du Yucatan, Agua Azul. Puis, dans la section Philosophie hermétique, ce Manuel d'ipséité. Quand ma torche distrait un lecteur, je marmonne une excuse. Il s'éloigne : il ne m'a pas vu. Dire que ce lecteur était là est une erreur. Il est dans le livre, comme ceux que je croiserai plus tard, au troisième, section Histoire, le nez sur la page, les yeux rapides, navigant, classant, hiérarchisant.

     Quand je songe à notre exploration des sites informatiques ! D'un hameçon à l'autre dans une eau polluée. Variété vulgaire : le silure. Consomme ce qu'il trouve. À notre image. Ou pire, un spécimen de pisciculture nourri de semoule de cadavres, le tilapia. J'avise une chaise. Après tout, j'ai beaucoup parlé depuis le matin, le soleil a tapé sur ma tête et maintenant cette comparaison dégradante avec des poissons ignobles - je tiens à m'asseoir."

    (Allia 2015)

     

  • La carte postale du jour...

    "Je crois que le beau n'est pas une substance en soi, mais rien qu'un dessin d'ombres, qu'un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. (...) le beau perd son existence si l'on supprime les effets d'ombre."

    - Junichirô Tanizaki 

     

    lundi 6 juillet 2015.jpg

    The Names est l'exemple type du groupe qui rentre (bien malgré lui) dans la catégorie "second couteau". Repéré par Martin Hannett (le producteur attitré de la Factory des débuts, et donc de Joy Division - faut-il encore le répéter?), qui avait reçu leur premier 45tours au tout début des années 80 par l'entremise de Rob Gretton (le manager de Joy Division), The Names est à la base un groupe post-punk belge fondé à la fin des années 70 et qui ressemble peut-être plus à Simple Minds et Magazine mais que la production de Martin Hannett rehaussera presque au niveau de Joy Division (Closer) et The Cure (Faith). En guise de contrat il eurent droit à une poignée de main du directeur artistique de Factory : Tony Wilson. Ils vont aussi découvrir très rapidement que la philosophie du label de Manchester doit avant tout au situationnisme. Ainsi lorsque leur premier 45tours pour le label, Nightshift, est épuisé et alors que tous s'en réjouissent, le groupe comme les membres du label Factory, Tony Wilson décide que c'est plus amusant de ne pas le rééditer pour que les amateurs soient obligés de le rechercher âprement - la longue pente descendante de la déception et de la frustration va alors commencer pour le groupe qui envoie son nouveau single - Calcutta - à Martin Hannett qui met plus de huit mois à terminer le mixage. Dommage, le groupe loupe son public de peu ; Calcutta préfigure cette new-wave/pop fébrile et sautillante qu'on va retrouver moins d'un an plus tard chez Modern English et leur succès I melt with you (utilisé dans un film en 1983 aux côtés des Psychedelic Furs, ce qui leur vaudra un énorme succès en Amérique du nord surtout). Malheureusement The Names ne décrocheront jamais le gros lot. En 1982 ils décident quand même de rentrer en studio pour enregistrer un premier album avec Martin Hannett qui va diviser le disque, avec pour la première face - Day -, les titres plus rythmés, et pour la seconde face - Night - les plus lents. L'ambiance est lancinante, sombre, elle rappelle une fois de plus Joy Division, The Cure et New Order avec son premier album, Movement, qui avait été enregistré dans des conditions polaires (Martin Hannett avait tourné la climatisation sur froid délibérément), condition clinique qui avait réellement fini par se ressentir dans la musique - après cela d'ailleurs, New Order avaient décider de ne plus jamais travailler avec Martin Hannett. The Names eux ne se sentent pas encore prêt à couper le lien avec le génial producteur quoique parfois trop "original" et facétieux (en plus d'être alcoolique).  L'album Swimming ne va d'ailleurs pas sortir sur Factory mais sur le label belge les Disques du Crépuscule, Tony Wilson voulant rendre service à son collègue belge Michel Duval. The Names regrettent amèrement cette décision. En effet les Disques du Crépuscule sont bien moins connus que Factory, et comme la presse est passée à autre chose (l'électro-pop cartonne en 1982), les mélopées lancinantes de The Names ne va pas avoir beaucoup d'attention de la part des médias, même si, sur le long terme, l'album continuera de se vendre correctement et très régulièrement, le groupe ayant (maintenant) la chance d'être dans la queue de la comète Joy Division, aux côtés de nombreux autres comme Section 25, Tunnelvision, The Wake et A Certain Ratio dés débuts. D'ailleurs, surprise, le groupe qui s'était séparé au mitan des années 80 revient en 2007 pour jouer lors d'une soirée Factory, en Belgique, devant une salle comble et un public partagé entre vétéran de la première heure et jeunes amateurs de post-punk. Il aura donc fallu vingt cinq ans pour que The Names rencontrent un réel succès et sortent de l'ombre. The Swimming est réédité en double vinyle (incluant ainsi les singles ainsi que des raretés - peel sessions par exemple -) en 2011.

    https://www.youtube.com/watch?v=SU4B32Qg2kY

     

    La librairie Ombres Blanches a quarante ans. Christian Thorel offre ainsi le récit de son parcours de lecteur et de libraire passionné, de cette aventure que fut Ombres Blanches, librairie établie à Toulouse et qui n'a jamais cessé de s'épanouir, de s'agrandir, de se transformer. À l'heure où ce type de commerce et d'ailleurs toutes les professions qui entourent le livre (et qui dit livre, dit littérature) sont obligées de se repenser, c'est un témoignage beau et revigorant. L'espoir fait lire en tout cas ; si retrouve toute une communauté de lecteurs, une communauté de solitaires, rassemblée autour du texte dans ces lieux qui, pour Christian Thorel, "restent parmi les trop rares lieux de nos villes à avoir survécu non seulement à l'enfermement des consommateurs dans l'espace disproportionné des galeries de la marchandise situées en périphérie, mais aussi à l'éradication des échanges produite par le commerce à distance." L'auteur, le libraire, ajoute encore que "les lecteurs aiment leur liberté, celle de vagabonder parmi nos livres, des livres de papier qui ne laissent par les traces de leur lecture, ces traces désormais capturées dans la lecture de fichiers numériques par les grandes sociétés commerciales, devenues agent de surveillance."

    Dans les ombres blanches est un magnifique texte sur le monde du livre et particulièrement sur la profession de libraire, mais ne s'adresse pas seulement à ses derniers qui ne sont, en définitive, qu'un maillon de la chaîne du livre - non : ce récit s'adresse à tous les amoureux des livres et de la culture en général, et chacun aura le plaisir d'y croiser des auteurs Bernard Noël, Didi-Huberman, Pascal Quignard, ...), des éditeurs (Jérôme Lindon/Minuit, Vladimir Dimitrijevic/L'Âge d'Homme etc) et de nombreux autres acteurs, passeurs, amateurs, dévoreurs... de livres.

    extrait de Dans les ombres blanches, de Christian Thorel (Seuil 2015):

    "Décembre 2000, la fin d'un monde ? Le mois dernier, le prix Goncourt a été attribué à Jean-Jacques Schuhl, pour son troisième livre Ingrid Caven. Nous recevons le romancier, dans l'émotion. Lorsque j'ai appris la publication de ce livre, en mai dernier, j'ai lancé auprès de Gallimard une invitation. C'est un homme qui publie peu, deux livres en trente ans. J'ai acheté les exemplaires restant à la Sodis de son premier livre, Rose Poussière, que Georges Lambrichs avait édité dans la collection "Le Chemin", en 1972. Rose Poussière est une trace de mes années à la recherche du cinéma, et un livre de la bibliothèque de mes vingt ans.

     Ingris Caven interprète la mère de l'adolescent, personnage principal du film de Jean Eustache, Mes Petites Amoureuses. Avec Jean-Luc, l'ami d'enfance, avec Martine, nous nous étions rendus en 1974 sur le tournage du film à Narbonne, dans l'espoir de rencontrer Jean Eustache. La Maman et la Putain représentait pour nous la perfection du style au cinéma, et nous avions avalé tout Eustache dans un festival au printemps précédent. Si nous avions facilement localisé l'équipe, nous avions dû repartir sans rencontrer l'artiste, reclus dans sa chambre de dépressif.

     La journée en compagnie de Jean-Jacques Schuhl, l'ami de Jean Eustache, le complice, me rapproche éphémèrement de mon histoire, du passé d'un je encore hésitant, il y a plus de trente ans. Tous deux, Schuhl, Eustache, se confrontaient dans un désœuvrement  volontaire, trouvant une finalité à l'inutilité, dans le rien. Quelque chose d'Oblomov, à Saint-Germain-des-Prés, en quelque sorte. "Moi, très longtemps, j'ai continué à ne rien faire. Là-dessus, c'est quand même moi le plus fort, moi qui ai tenu le plus longtemps. C'est ce qu'il appréciait en moi, je crois, cet aspect ascétique, plus nul que lui", raconte l'écrivain, en 2006 à Libération à propos du cinéaste."

     

     

  • La carte postale du jour...

    "New York est un pays différent. Peut-être qu’il devrait avoir un gouvernement à part. Tout le monde y pense différemment, y agit différemment. Ils ne savent simplement pas à quoi ressemble le reste des Etats-Unis."
    - Henry Ford

    dimanche 14 juin 2015.jpg

    Je me souviens de cette jeune fille qui habitait avec Kristian et moi et qui se promenait toujours avec un vieux balladeur à piles pour écouter ses cassettes dont la plupart étaient des copies d'albums de Sonic Youth ; elle avait choisi cette formule, alors que nous étions pourtant à l'aube de la dématérialisation de la musique, parce qu'ainsi elle était obligée de tout écouter, chanson après chanson, sans la possibilité de sauter un titre qu'elle apprécierait moins (au risque d'épuiser les batteries) ; j'avais trouvé ça très original.

    Je me souviens bien à quel point j'ai trouvé que Thurston Moore (le leader de Sonic Youth) était quelqu'un d'intéressant, un vrai passioné de musique, quand j'ai acheté son livre Mix Tape : the art of cassette culture, où il revisite à coup de fac-similés - plein de cassettes retrouvées ou envoyées par d'autres personnes - ce véritable art, en effet, qui consistait à faire soi-même une compilation pour une amie, une future conquête, sa petite-copine, et dont les chansons l'ordre dans lequel elle se suivaient était parfois un, ou des messages, plus ou moins secrets que nous voulions faire passer ; puis de faire soi-même la pochette, de tout réécrire à la main, de faire des dessins ou des collages... quel livre génial !

    Je me souviens aussi de n'avoir jamais tellement aimé Sonic Youth, à part Goo, acheté à sa sortie en 1990, mais d'avoir trouvé que tout ça, finalement, c'était juste le grand cirque du rock, quoique j'apprécie toujours deux maxis du groupe ; l'un avec Lydia Lunch intitulé Death Valley 69, qui est d'une noirceur et d'une énergie destructrice assez inédite (du moins c'est l'effet que cela m'avait fait autrefois), et cette reprise d'Into the Groove(y) qui officie encore aujourd'hui comme une dérive dans le New-York distordu du mitan des années 80...

     

     Music can be such a revelation
     Dancing around you feel the sweet sensation
     We might be lovers if the rhythm's right
     I hope this feeling never ends tonight

     Get into the groove, boy
     You got to prove your love to me, yeah
     Get up on your feet, yeah
     Step to the beat, boy, what will it be?

     Get to know you in a special way
     To me everyday
     I see the fire burning in your eyes
     Only when I'm dancing can I feel this free

    https://www.youtube.com/watch?v=vZJTcQWuZ3Q

     

    "We might be lovers if the rhythm's right"...

    Malheureusement, pour Kim Gordon et Thurston Moore, le rythme n'est plus à l'unisson depuis 2011, ce qui a d'ailleurs provoqué la fin de Sonic Youth, ou du moins une certaine mise en suspend puisque le communiqué de presse du label, plutôt laconique, ne disait rien d'un arrêt, mais plutôt d'une incertitude prolongée quant à la suite.

    D'un côté nous avons Thurston qui continue d'enchainer les collaborations et a sorti deux excellents albums solos. De l'autre, Kim Gordon, qui se penche plutôt du côté de la mode, de l'art et de l'écriture. Girl in a band est ainsi paru en anglais en février de cette année, puis en français en mai dernier - on saluera au passage le travail rapide et pourtant soigné de la traductrice. Girl in a band est une catharsis, au départ. Kim y parle de son couple, de sa dissolution, mais, ne s'y attarde pas trop ; elle parle surtout d'elle en tant que bassiste, d'unique femme au sein d'un groupe de rock de renommée internationale, dans un milieu très masculin, souvent macho, de sa timidité, de son refus de jouer un rôle, d'endosser une tenue vestimentaire, un look, qui la rabaisserait au rang d'objet au sein de Sonic Youth, son envie de discrétion mêlée à un besoin de tout faire exploser sur scène. Et puis Kim Gordon nous offre un portrait assez saisissant de l'Amérique des années 60 jusqu'à aujourd'hui. On y croise ainsi Charles Manson, Andy Warhol, Gerhard Richter, Patti Smith, Iggy Pop, Lydia Lunch, Kurt Cobain, Gus Van Sant et beaucoup beaucoup beaucoup d'autres - et c'en est parfois vertigineux à quel point sa route à croisée celle de tant de personnalités importantes du monde de l'art et / ou de la musique. Il y a les influences (The Stooges, Velvet Underground), la no wave new yorkaise, les clubs de l'époque, les tournées (les passages avec Michael Gira et ses Swans sont assez dingues), et puis le changement de cap à la fin des années 80 quand le groupe signe sur Geffen, une major (bientôt rejoint par Nirvana, avec le succès qu'on connaît). La traversée des années 90, surtout après la mort de Kurt Cobain, et finalement les années 2000 où d'ailleurs Kim Gordon revient alors sur son couple et les raisons de sa séparation d'avec Thurston Moore. Une épopée rock passionnante qui ne se délaisse pas pour autant des éternels clichés liés à cette scène, comme quand elle déclare que Sonic Youth ne "mange pas de ce pain là" en parlant de signer avec une major ou de faire des concessions pour mieux gagner sa vie, ou encore quand elle regrette le New York des années 80 où "il n'y avait pas encore de Starbucks" alors qu'en 2008 Sonic Youth a sorti en exclusivité une compilation réalisée par et disponible seulement dans les... Starbucks ! On n'est jamais à un paradoxe près dans le monde du rock (hum...) "alternatif". Néanmoins le livre reste excellent, bien écrit, et plein de références et d'anecdotes géniales (elle descend Lana Del Rey au sujet du pseudo-féminisme de celle-ci - un bon moment) - alors Go(o) !


    extrait de Girl in a band, de Kim Gordon :

     

    "Toutes les heures, toutes les années passées depuis dans des vans, des bus, des avions et des aéroports, des studios d'enregistrement, des loges, des motels et des hôtels miteux, tout ça n'a été possible que grâce à la musique. Une musique qui n'aurait pu provenir que de la scène artistique bohème propre à New York et à ceux qui l'animaient - Andy Warhol, le Velvet Underground, Allen Ginsberg, John Cage, Glenn Branca, Patti Smith, Television, Richard Hell, Blondie, les Ramones, Lydia Lunch, Philip Glass, Steve Reich et la scène free jazz. Je me souviens de la puissance exaltante des guitares assourdissantes, de la rencontre avec des âmes sœurs et avec l'homme que j'ai fini par épouser, celui que je pensais être l'amour de ma vie.
     L'autre soir, en me rendant à un bar karaoké coréen où des habitants de Chinatown et Koreatown côtoient les habituels hipsters du monde de l'art, je suis passéée devant notre ancien appartement du 84, Eldrige Street. J'ai repensé à Dan Graham, l'artiste qui m'a fait connaître une bonne partie de la scène musicale de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt ; il vivait dans l'appartement au dessus du nôtre et a assisté aux prémices de ce qui deviendrait un jour Sonic Youth.
     J'ai retrouvé une amie à l'intérieur du bar. Là, il n'y avait pas de scène ; les clients se contentaient de se tenir au milieu de la pièce et, entourés d'écrans vidéos, se mettaient à chanter. L'un d'eux à choisi "Addicted to love", la vieille chanson de Robert Palmer que j'avais reprise en 1989 dans une de ces cabines où on s'enregistrait soi-même et qui a fini sur l'album de Ciccone Youth The Whitey Album. ça aurait pu être marrant de la reprendre en karaoké, mais je n'arrivais pas à décider si j'étais quelqu'un de courageux dans la vie ou si j'étais uniquement capable de chanter sur scène. En ce sens, je n'ai pas changé d'un poil en trente ans."