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Voyage - Page 6

  • La carte postale du jour...

    "Thoreau avait encore la forêt de Walden - mais où est maintenant la forêt où l'être humain puisse prouver qu'il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ?"
    - Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (1955)

    jeudi 11 juin 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir cherché pendant près de deux heures la tombe de Raspail au cimetière du Père Lachaise, à Paris ; un peu en retrait parmi d'autres tombeaux, elle ne s'offre pas tout de suite aux regards, elle se mérite en quelque sorte, et si on prend la peine d'en faire le tour, elle cache un spectre qui représente la femme de Raspail, décédée alors que son mari était - une fois de plus - incarcéré ; faire une photo de la tombe de Raspail était un classique (ça l'est encore, peut-être) des années 90, pour pouvoir orner son salon d'un agrandissement fait maison de la pochette de ce disque de Dead Can Dance.

    Je me souviens de cet embarrassant entretien avec Dead Can Cance, alors que ceux-ci étaient invités en 1993 sur le pateau de l'émission de Michel Field, Le Cercle de Minuit ; le présentateur affirmait trouver que leur musique avait des tendances "spinoziste" (sic), ce à quoi Brendan Perry et Lisa Gerrard, étonnés, ayant du mal à comprendre où il voulait en venir, répondirent le plus simplement du monde qu'ils n'avaient pas lu Spinoza ; et plus récemment sur la chaîne Arte, dans l'émission Tracks, ce court documentaire (douze minutes) sur le groupe où il est affirmé que son premier album (éponyme) date de 1981 - alors qu'il date de 1984 ; et que les musiciens devaient leur succès mondial au film Baraka (1992), qui utilise un de leur titre, The host of Seraphim, alors que Dead Can Dance était tout de même depuis la fin des années 80 l'un des plus gros vendeurs du label 4ad et que son album Into the labyrinth (1993) se vendra à un demi-million d'exemplaires rien qu'aux Etats-Unis, succès qui profitera en retour au film Baraka (et pas le contraire) ; Tracks donne aussi l'information erronée que le groupe a composé de nombreuses musiques de films à partir des années 2000, dont celle de Gladiator de Ridley Scott, alors que c'est Lisa Gerrard et Hans Zimmer qui sont les signataires de la musique de ce film, Dead Can Dance s'étant séparé depuis 1998... trois erreurs en douze minutes, c'est quand même pas mal.

    Je me souviens aussi à quel point Within the realm of a dying sun a été composé dans l'ombre du soleil noir de la mélancolie, le duo ayant été influencé à la fois par la musique classique et la poésie symboliste, il y règne une ambiance fin de siècle, solennelle aussi, un peu grandiloquente parfois, mais cela reste l'un de leur plus beau disque, avec ces faces distinctes, l'une avec la voix de Lisa Gerrard, l'autre - ma préférée - avec celle de Brendan Perry qui rappelle un Scott Walker dérivant en solitaire dans un film d'Ingmar Bergman, et puis, comme sur l'album précédent (Spleen and ideal), cette influence Baudelairienne qui enveloppe le tout d'un voile de mystère, surtout sur le magnifique titre d'ouverture, Anywhere out of the world :

     

    We scale the face of reason to find at least one sign
    That could reveal the true dimension of life lest we forget.
    And maybe it's easier to withdraw from life with all of it's misery and wretched lies.
    Away from harm.

    We lay by cool clear waters and gazed into the sun.
    And like the moths great imperfection succumbed to her fatal charms.
    And maybe it's me who dreams unrequited love, the victim of fools who stand in line.
    Away from harm.

    In our vain pursuit of life for ones own end,
    Will this crooked path ever cease to end.

    https://www.youtube.com/watch?v=pUVtmf9zXt8


    Si Baudelaire nous invite à "plonger dans l'inconnu pour trouver du nouveau", Rémy Oudghiri, lui, tente de cerner ce besoin de fuir hors du monde, pour finalement aboutir au constat paradoxal que : la fuite hors du monde n'est peut-être rien d'autre qu'une façon d'y entrer. Deleuze voyait la fuite comme un engagement alors que Laborit expliquait, dans son Éloge de la fuite, que l'homme contemporain a besoin d'échappatoires pour résister à la pression sociale, prônant pour cela une fuite dans l'imaginaire, que l'on soit artiste, ou pas. Ainsi ce Petit éloge de la fuite hors du monde est à la fois un essai philosophique et un essai littéraire, car il n'est meilleur outil pour s'évader qu'un (bon) livre. Oudghiri propose ainsi une ligne de fuite où l'on suit Pétrarque sur son Mont Ventoux ; Rousseau qui renait quand il fuit les hommes ; Gauguin, dont l'art surgit lors de son exil ; Tolstoï dans sa fuite ultime ; Pascal Quignard, qui lui décide de vivre dans un angle caché du monde ; Alex Supertramp, le jeune protagoniste de Into the wild (le livre de Jon Kracauer qui sera adapté au cinéma par Sean Penn), de son vrai nom Christopher McCandless, inspiré par ses lectures de Thoreau et Tolstoï, il partit en quête de lui-même et de liberté un peu comme les personnages des films Easy Rider de Denis Hopper (1969) et Zabriskie Point d'Antonioni (1970) ; et puis surtout Le Clézio, que je découvre ainsi grâce à ce livre, qui plaide pour un mode de vie qui échappe aux impératifs de l'économie moderne, un peu comme l'avait fait avant lui l'une de mes idoles de jeunesse : Hermann Hesse. Mais l'auteur de ce très bon livre ne se contente pas d'évoquer la fuite comme solution, non. Il y traite aussi ses limites, avec notamment l'échec de Des Esseintes, le protagoniste de À rebours, le fabuleux roman fin de siècle de Huysmans. En effet Des Esseintes en créant "son" monde artificiel, en se retirant du monde réel, en l'absence de dépassement de soi et d'ouverture vers autre chose, se dévitalise, comme une plante privée de soleil, et son médecin finit par lui ordonner de revenir à Paris ! ici on a le cas absolu d'une fuite sur un chemin circulaire, une fuite ne menant à rien.
    Au final, c'est un essai intelligent, qui donne des pistes, des envies de lectures (le passage sur Emmanuel Bove est super et m'a donné très envie de découvrir son livre Pressentiment, qui traite de l'effacement - social - d'un homme), et qui se lit agréablement - des échappatoires de la sorte, on en redemande,, et si toutefois nous n'avons plus la forêt de Walden pour nous cacher, il reste heureusement des forêts de livres.

     

    extrait de Petit éloge de la fuite hors du monde, de Rémy Oudghiri :

     

    "Dans un lieu isolé, il est une activité que prise particulièrement Pascal Quignard, c'est la lecture. Loin de tout, il a le temps de s'abîmer dans les livres. Lire, c'est une autre façon de se retirer du monde. Pour lire, on doit s'éloigner de sa familles, de ses amis, du groupe social auquel on appartient, de notre époque. Les livres sont contraires aux "moeurs collectives" écrit Quignard. À travers eux, on se glisse hors du temps. On s'évade.
     L'auteur de Vie secrète ne cesse d'écrire. Lire est une attente qui ne cherche pas à aboutir : une errance. La lecture est une dérive. Elle "redéboîte le puzzle" note-t-il. Se perdre dans la lecture, c'est se mettre à nu, se réinventer, jaillir à nouveau comme au premier jour. C'est, en tout cas, s'en donner la possibilité. Il peut paraître surprenant d'envisager la lecture, et en particulier la lecture régulière, dévorante, insatiable, comme un moyen de se déshabiller. Comment ces milliers de signes pourraient-ils produire autre chose qu'un trop-plein ? Comment n'entraîneraient-ils pas, dans leur prolifération, une indigestion ?
     C'est que la lecture est un apprentissage infini. En lisant, on apprend plus qu'on ne connaît. Et dans cet apprentissage réside la vraie joie du lecteur. Le lecteur n'est pas un savant - être savant, c'est encore jouer un rôle. Le lecteur n'accumule pas, ne capitalise pas, ne cherche pas à optimiser son savoir, il se contente d'errer dans la dispersion infinie des ouvrages. Là où la majorité des gens n'envisage les études que comme une préparation à la vie sérieuse, Pascal Quignard y entrevoit la condition de la vraie vie. Lui n'a jamais cessé d'étudier. En un sens, il n'a jamais quitté les bancs de l'école ou de l'université : éternel étudiant qui préfère apprendre plutôt que connaître. Car on ne connait jamais vraiment. On ne peut que déambuler, libre et heureux, dans l'univers foisonnant du savoir."

  • La carte postale du jour...

    "La réponse individuelle, le "retrait du monde", n'a aucun effet sur le système. Au contraire, ces désengagements du monde lui permettent d'autant plus de prospérer. Voyez les Etats-Unis : les Amish ici, les réserves indiennes là... chacun dans son coin, comme au zoo ! Seule une institution peut organiser un agir commun. Ce parlement virtuel, Internet - fleuron de notre mode de vie contemporain - pourrait nous aider à le construire. Cela n'a rien d'utopique."
    - Mark Hunyadi, auteur de La Tyrannie des modes de vie (2015), passage d'un entretien dans le Télérama nr 3410 (mai 2015)

    mardi 9 juin 2015.jpg

    Je ne me souviens même plus comment et quand précisément j'ai découvert Superthriller mais depuis quelques mois ce groupe anglais loufoque est devenu l'un de mes favoris et The Internet l'hymne de mon vingt et unième siècle qui tourne chaque jour sur ma platine.

    Je me souviens bien que j'ai rigolé un bon coup en découvrant le site internet du groupe et l'annonce de leur album à venir avec "plus d'historiettes sur le déclin de la culture pop telle que nous la connaissons et l'avènement de Spotify et de l'autoroute de l'information" !

    Je me souviens aussi que cette ritournelle pop hybride et synthétique, qui louche à la fois vers Kraftwerk et Beck, pointe de manière amusante vers le fait qu'Internet simplifie l'accès au monde en débarquant celui-ci dans nos salons (ou chambres), permettant aussi d'envoyer des bouteilles à la mer, comme je le faisais à seize ans avec mon premier fanzine photocopié (à douze exemplaires) et maintenant avec ce blog ; et c'est quand même bien pratique.

     

    If you are far, far away
    I don't got no money to call you
    I just tune you in, yeah
    it's on the internet
    just like me, on the internet
    that's where I get to be

    just like me, just like me, just like me, just like me...
    on the internet

     

    https://www.youtube.com/watch?v=kdhoZZrTU7k

     

    C'est les vacances. J'ai acheté pour une semaine de riz, de pâtes et de légumes frais (le resteront-ils assez longtemps?), de quoi tenir une bonne semaine sans - si possible - sortir de chez moi. J'aime mon chez moi mais j'avoue avoir toujours du mal à prétexter qu'on est mieux chez soi tout seul pour décliner une invitation à manger ou pour un film au cinéma, une pièce de théâtre... - c'est toujours carrément mal vu. Cet essai de la Genevoise (résidant maintenant à Paris) Mona Chollet tombe à pic. Elle y exprime "la sagesse des casaniers, injustement dénigrés", en citant pêle-mêle des blogs, des sociologues, des ethnologues, en passant par la littérature - Gontcharov et son fameux Oblomov, Alberto Manguel, Xavier de Maistre (auteur du Voyage autour de ma chambre), Chantal Thomas, ... -, sans oublier de parler de la difficulté aujourd'hui de trouver un logement décent, pas trop éloigné de son travail, et à prix correct. Quel rapport entretenons-nous avec le "chez soi" quand, effectivement, on passe environ 12 heures à l'extérieur de ce dernier et que la vie prend une tournure métro-boulot-dodo. Mona Chollet se penche aussi sur Internet, qui loin de nous désolidariser du monde, nous ouvre en effet les portes de celui-ci, dans le confort de notre chez nous. Bémol toutefois : Internet est aussi un objet de distraction, et entraine souvent la procrastination. Qui n'a pas arrêté la rédaction d'un texte pour aller "surfer" un peu, ou, en quête d'informations sur, par exemple, Marie Stuart, ne s'est pas retrouvé, de liens en liens, de rebondissements et rebondissements, à regarder une vidéo musicale sur YouTube ? qui n'a finalement aucun rapport avec Marie Stuart ! L'architecture, la sociologie, la philosophie, etc. Mona Chollet prend toutes les routes possibles pour tenter une ébauche d'explication du "chez soi" aujourd'hui ; sa valeur, son coût aussi. Un essai intelligent, comme je les aime.

    Deux extraits de Chez  soi, une odyssée de l'espace domestique, de Mona Chollet :

     

    "Aimer rester chez soi, c'est se singulariser, faire défection. C'est s'affranchir du regard et du contrôle social. Cette dérobade continue de susciter, y compris chez des gens plutôt ouverts d'esprit, une inquiétude obscure, une contrariété instinctive. Prendre plaisir à se calfeutrer pour plonger son nez dans un livre expose à une réprobation particulière. "Tout lecteur, passé et présent, a entendu un jour l'injonction : "Arrête de lire ! Sors, vis !"",constate Alberto Manguel. En français et en allemand, le mépris des "fous de livres", cette créature chétive et navrante, a donné naissance à l'image peu flatteuse du "rat de bibliothèque", qui, en espagnol, est une souris, et en anglais carrément un ver (bookworm), inspiré du véritable ver du livre, l'Anobium pertinax. C'est un fond irréductible d'anti-intellectualisme qui s'exprime là. Ce peu de confiance et de crédit accordé à l'activité intellectuelle se retrouve dans le milieu journalistique. Il explique cette tendance à minimiser l'importance du bagage personnel que chacun se constitue et enrichit continuellement - ou pas - et à faire plutôt du terrain une sorte de deux ex machina. 
    ...
    Les écrivains, ou les artistes en général, sont aussi les seuls casaniers socialement acceptables. Leur claustration volontaire produit un résultat tangible et leur confère un statut prestigieux, respecté (à ne pas confondre toutefois avec une profession, puisque la plupart gagnent leur vie par d'autres moyens). Il faut le bouclier de la renommée pour pouvoir déclarer tranquillement comme le faisait le poète palestinien Mahmoud Darwich :
    "J'avoue que j'ai perdu un temps précieux dans les voyages et les relations sociales, je tiens à présent à m'investir totalement dans ce qui me semble plus utile, c'est-à-dire l'écriture et la lecture. Sans la solitude, je me sens perdu. C'est pourquoi j'y tiens - sans me couper pour autant de la vie, du réel, des gens... Je m'organise de façon à ne pas m'engloutir dans des relations sociales parfois inintéressantes"."

  • Pétersbourg

    "Il pensait que la vie devenait plus chère ; que l'ouvrier avait du mal à vivre ; que, de là-bas, Pétersbourg enfonçait jusqu'ici les poignards de ses avenues, et poussait la horde de ses géants de pierre.
    Là-bas, se levait Pétersbourg ; surgis de la vague des nuages, flamboyaient les bâtiments ; là-bas, quelque chose de froid, de haineux, semblait planer ; du chaos hurlant, un regard de pierre s'appesantissait sur les îles ; et émergeaient dans le brouillard un crâne et des oreilles.
    Tout cela traversa la pensée de l'inconnu ; son poing se serra dans sa poche ; et il se souvint que les feuilles tombaient."

    - Andreï Biély, Pétersbourg

    Pétersbourg.jpg

     

    "Zdrasvouitié"... c'est ce que j'ai failli dire à mon boulanger ce matin. Une semaine en russe ça laisse des traces. On m'avait dit Tu verras les gens sont durs ; tu verras les gens sont impolis ; tu verras ils te renversent dans la rue si tu ne t'écarte pas de leurs chemins - mais je n'ai rien vu de tout ça, ou à peine. Au contraire, j'ai découvert une ville vivante, jeune, originale. Bien sûr qui dit Saint-Pétersbourg dit ville-musée, Hermitage, Peterhof, ... mais j'ai pu aussi (surtout) découvrir les marges du décorum touristique en fréquentant assidûment des endroits forts sympathiques. Joseph de Maistre déclarait dans ses Soirées de Pétersbourg en 1821 : "C'est l'imagination qui perd les batailles." - la ville lui donne tord aujourd'hui, et elle a bien raison.

    Je pense à Producti, un petit bar très sympa au bord du canal Fontanka, qui passe de la musique allant des Ronettes aux Ramones, avec une serveuse qui était le sosie de Maria Calas jeune ce qui n'est pas rien. Pas loin se trouve aussi une excellent quoique minuscule librairie : L'ordre des mots (Порядок слов). Un excellent choix de biographies, de livre sur l'art, les avant-gardes, des collections qui m'ont fait penser à Allia version russe pour des livres de / sur Walter Benjamin, Hannah Arendt, etc. Un choix d'une grande qualité, des livres choisis, un plaisir pour les yeux. D'ailleurs la librairie est très fréquentée, les gens y flânent à la découverte des propositions sur tables. Cerise sur le gâteau : quatre exemplaires du colloque 1913 qui s'est déroulé il y a deux ans à Genève (en russe) !!!

    Un autre café ? Coffee 22, un ravissant petit bar de la rue Kazanskaya, en sous-sol, super chaleureux ; ambiance branchée, mais sympathique, petite carte, mais très originale ; une limonade au cassis maison délicieuse, sans parler des croissants rucola fromage de chèvre ! j'en bave encore. Côté musique, le Coffee 22 passe pêle-mêle The Cure, Cat Power, Thom Yorke et... du hip-hop. Les gens qui le fréquentent sont bien habillés, très jeunes, entre la top-modèle blonde et le hipster impeccable au manteau de mode noir hyper stylé, mais tout ça dans une ambiance vraiment très sympathique, j'insiste là-dessus, on s'y est senti vraiment bien. On a décidé aussi que la serveuse cette fois sortait d'une peinture de Botticelli - décidément...

    Un film ? Saint-Pétersbourg regorge de cinéma, et mieux encore : les gens les fréquentent. À ma grande surprise, pas moins de trois cinémas projettent actuellement Jacky au royaume des filles, de Riad Sattouf. J'avoue l'avoir déjà vu trois fois en français, mais l'idée de le voir en russe était trop forte, et, chance, le film était projeté à la Maison du Cinéma (Дом кино), un vestige du passé soviétique, avec plusieurs salles sur les étages, un salle des fêtes, un bar super sympa, un restaurant avec des nappes turquoise pour les grandes occasions, le tout très haut de plafond, un rien délabré, magnifique. Excellent accueil pour le film de Sattouf, fous rires nombreux. Attention les gens prennent leurs appels dans les cinémas et ça a pas l'air de déranger (enfin si : moi). Autre cinéma, le "Cinéma sans pop-corn" (Без попкорна), situé au premier étage d'un immeuble dont l'entrée est bien cachée, à la rue Belinskogo. Au programme le dernier Nolan et... Jacky au royaume des filles. Ce qui est génial dans ce cinéma c'est qu'il abrite aussi le mini restaurant Jiva Burgers qui fait des burgers vegan absolument exquis et qui coûtent en moyenne 180 roubles (donc 3.60 francs suisse, quand on pense au burgers du café Remor à 22.-, ça fait un peu mal au derrière...). Les deux filles qui s'occupent de Jiva Burgers changent les recettes fréquemment. Elles proposent aussi pas mal de thé et un vin chaud sans alcool - très bon. L'endroit est décoré par des murs de vieilles cassettes VHS. Chic.
    Pas loin de cet endroit se trouve le petit musée-appartement Anna Akhmatova, dans une cour intérieure, véritable oasis de calme. Ce musée est une merveille et à l'avantage d'être peu visité. On peut y trouver aussi une salle où est reconstitué le bureau du poète Joseph Brodsky. Les amateurs de littérature seront ravis.

    Shopping ? Les magasins de disques se trouvent sur la Ligovsky prospekt. Elliott Smith, The Cure, Dead Can Dance, rock 60s, 70s, etc. plein de vinyles, à prix un rien moins cher qu'ici mais que du neuf, donc souvent la même chose que ce qu'on peut trouver par ici (sans les merveilleuses occasions). Mais ça va venir. Peu de groupes russes en vinyle, trop cher pour le moment, mais ça aussi, ça va venir. À noter quand même le magnifique vinyle de Megapolis : Из Жизни Планет, qui est sorti en double-vinyle (voir photo) et dont la musique - pour donner une vague idée - est une sorte de post-rock un rien jazzy et ambiant, à la rencontre de Sigur Ros, les finlandais de Tenhi et Tortoise, avec de temps à autre une voix en russe, plus narratif que chanté (heureusement). C'est excellent.
    Par contre, un lieu extraordinaire se trouve aussi sur la Ligovsky prospekt : le Loft Project Etagi. Cinq étages de magasins de créateurs, d'espaces d'expositions, d'expérimentations, le tout surmonté d'un toit terrasse pour boire une petite bière. C'est un peu alternatif, un peu branché, mais surtout : convivial. On y mange bien, on y boit pour pas cher (du cola biélorusse par exemple), et l'une des (nombreuses) serveuses parlait presque parfaitement français dans sa tenue simili-traditionnelle ce qui a rendu le contact encore plus simple. Génial endroit pour se détendre et ne soyez pas surpris si en voulant redescendre vous croisez une véritable horde d'ados surexcités : le toit le plus haut se loue pour des fêtes.

    Un concert ? On s'est pris deux places pour Auktyon au club Kosmonaut. Bon, en fait on croyait que c'était Megapolis... mais on a eu de la chance, parce qu'Auktyon c'est pas trop mal. Ils mélangent grassement rock russe, ska, post-rock et ambiance balkanique (comprendre explosive). Le trio de cuivre était génial, le chanteur pas mal, et au milieu de tout ces gens (neuf en tout), un électron libre gesticulant et crachant (pour de vrai...) qui visiblement ne sais rien faire d'autre que beugler et faire semblant de jouer du sifflet à coulisse, ce qui peut s'avérer, au bout d'une demi-heure, carrément chiant. N'empêche... un jeudi soir, pas moins de six cent personnes. Le club est super classe, on peut manger sur place, réserver une table pour deux sur l'étage. Étonnant. J'aurais préféré voir Megapolis certes, mais bonne expérience.

    Un endroit paisible ? Le cimetière de Volkovo, en dehors du centre. dans le chaos des fougères et de l'herbe qui envahi tout, au milieu des arbres nombreux, se trouvent les tombes de professeurs, d'artistes, de danseurs, musiciens et de nombreux écrivains dont Gontcharov, l'auteur d'Oblomov (!!!), Tourgueniev, Kouprine, Andreïev, Kouzmine, etc. Peu visité, on y croise toutefois quelques personnes qui, en un coup d'œil, vous laisse supposer à quel point elles apprécient elles aussi tous ces auteurs et quel plaisir elles ont à vous rencontrer là.

    Un musée ? Avec celui cité plus haut (Anna Akhmatova), il faudrait aussi voir ceux de Nabokov, Pouchkine et Dostoïevski, toutefois j'ai eu une préférence majeure pour le Musée Russe où on peut voir Les Bateliers de la Volga de Repin ou encore le magique portrait d'Akhmatova par Nathan Altman. C'est aussi un musée plus tranquille que les autres.

    Comme toutes les villes-musée, Saint-Pétersbourg est assaillie de bus déversant leur flot continu de touristes qui viennent tous voir la même chose... il est possible  toutefois de s'échapper, en quelques arrêts de métro, ou mieux : en banlieue. Constructions faites à la hâte dans les années 50 côtoyant de gigantesques tours encore en travaux, usine de briques rouges dont les arbres ont transpercés le toit, fabrique en montage, centre commercial à taille inhumaine... Saint-Pétersbourg est en plein boum démographique et s'agrandit à toute vitesse - c'est impressionnant. Et soudain, là, au pied de l'une des dernières statues de Lénine, sur une immense place dont la coulisse se compose d'un bâtiment officiel de style soviétique (immense), près de trois cent adolescents se sont réunis pour la "bataille de l'eau" annuelle. des jeunes garçons se courent après avec des seaux d'eau sous le regard amusés des filles qui restent à distance. Du jamais vu. Et il se trouve que c'est cette image qui sera pour moi la dernière de ce voyage à Saint-Pétersbourg.

     

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Hélas ! les Portes de vie ne s'ouvrent jamais que sur de la mort, ne s'ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort... Et l'univers m'apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices... Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d'horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie..."
    - Octave Mirbeau, Le Jardin des Supplices (1899)

    dimanche 10 mai 2015.jpg

    Je me souviens d'entrer dans un appartement, à la rue Voltaire, lieu appartenant à une connaissance dont la mère fut l'une des première à vendre des quarante cinq tours punk dans le dernier tiers des années septante (et fut boycotée par certains distributeurs suisses qui refusaient de vendre "ça"), et de m'extasier devant les posters de Siouxsie & The Banshees qui recouvraient non seulement les murs du hall d'entrée, mais aussi le plafond ! puis d'être retombé les pieds sur terre quand l'homme en question m'a asséné, tel un coup de poing dans le dos, avoir été fan de Siouxsie jusqu'au troisième album, en 1980, parce qu'ensuite "c'est rien que de la MERDE!" - je l'avais trouvé un peu catégorique quand même.

    Je me souviens bien d'avoir été enchanté de retrouver la trace de Kaleidoscope (troisième album sorti en 1980) chez Santigold - sample de Red Light pour son titre Superman, en 2008 -, Jérémie Jay - reprise du cryptique Lunar Carmel dans une version entre Interpol dès débuts et The XX -, et Celluloide avec leur reprise électro-pop/minimal-wave de Happy House.

    Je me souviens aussi d'avoir trouvé que le titre Kaleidoscope reflétait vraiment bien cet album de Siouxsie & The Banshees en développant toute une palette musicale hétéroclite et singulière à la fois, et que, pour moi, ce disque est devenu une référence post-punk classée dans mon top 10 près de Joy Division et Wire, et que je l'écoute encore souvent d'ailleurs, surtout le titre Happy House et son ironie pétillante, sa cruauté joyeuse...

     

    This is the happy house, we're happy here in the happy house
     Oh, it's such fun, fun, fun
     We've come to play in the happy house
     And waste a day in the happy house, it never rains, never rains


    We've come to scream in the happy house
     We're in a dream in the happy house
     We're all quite sane, sane, sane
     This is the happy house-we're happy here


    There's room for you if you say "I do"
     But don't say no or you'll have to go
     We've done no wrong with our blinkers on
     It's safe and calm if you sing along, sing along, sing along


    This is the happy house, we're happy here in the happy house
     To forget ourselves and pretend all's well
     There is no hell


    I'm looking through your window
     I'm looking through your window

    https://www.youtube.com/watch?v=amR6-neQBPE

     

    Elif Batuman est une nord-américaine d'origine turque qui a été confrontée au choix - bien malgré elle - entre critique littéraire et création littéraire suite à une résidence d'écriture où on lui dit que c'était l'université ou le métier d'écrivain - mais pas les deux. Tombée sur des écivains en herbe "rassemblés dans une remorque autour d'un chauffage d'appoint" et qui portaient tous "des chemises à carreaux et des lunettes à grosse monture plastique", Elif est saisie par un sentiment de vacuité, décline l'invitation en résidence et se décide pour l'Université car elle ressent la littérature non comme un artisanat "fait main" et destiné à une minorité d'élus - un cénacle qui n'est en définitive composé que de ces mêmes écrivains qu'elle a rencontré brièvement -, mais qu'elle imagine plutôt l'écrit comme un art, une profession, une science même. Le hasard lui fait prendre les cours de littérature russe, lesquels vont rapidement la passionner, voir même la posséder puisqu'elle est parvenue à en faire ce merveilleux livre qui est le produit d'environ dix ans d'études, colloques, déplacements, recherches, et qui est à la fois un récit de voyage, une autobiographie et un essai de critique littéraire. Si on passe par certaines universités américaines, par la Turquie aussi, on notera surtout toute la partie très enrichissante (et pour moi quasi-inconnue) en Ouzbékistan, où l'on découvre que cet ancien satellite de la Russie recèle beaucoup de similitude au niveau de la langue avec le turque.

    Ce qui est bien avec ses "Aventures avec la littérature russe et ceux qui la lisent", c'est qu'Elif Batuman relie toujours son récit à un ou plusieurs livres, en donne des citations, et le compare à d'autres écrits. On en sort plus intelligent et, bien souvent, avec le sourire, avec l'envie d'ouvrir (à nouveau) les livres de Pouchkine, Dostoïevski ou encore Babel. C'est qu'Elif cultive un rapport décomplexé avec la littérature, ce qui donne au livre cette touche particulièrement généreuse, ludique parfois même. Véritablement habité par cette lecture - possédé oserais-je dire... -, on redécouvre Tolstoï lors d'un captivant passage sur un colloque organisé à Yasnaïa Poliana, la maison de l'écrivain, qui se termine amèrement après un épisode malheureux (et scatophile). Et puis ce livre est une véritable chance : celle de découvrir la littérature russe pour les uns, ou de la redécouvrir pour les autres, ceux qui la lisent déjà, et ils ont bien raisons. C'est aussi un vrai bonheur de passer par Samarcande, lieu au nom si évocateur, si magique, ou encore de passer une nuit dans la mythique maison de glace de Saint-Pétersbourg ! C'est d'ailleurs l'un de mes chapitres favoris, avec l'Impératrice Anna Ivanovna qui était connue pour sa laideur effrayante et qui collectionnait les êtres difformes et monstrueux - ainsi que les nains. Anna Ivanovna était d'une cruauté très originale, ce qui en fait un sujet fascinant car elle était "la rejetone d'une dynastie sur le déclin, corrompue par les manigances, l'amour sensuel, et des notions à moitié comprises de zoologie" et qu'elle ne "grandira jamais." - Les Possédés est un bel hommage à la littérature russe, et un beau récit de voyage. Fortement recommandé.

     

    extrait de Les Possédés (Mes aventures avec la littérature russe et ceux qui la lisent), de Elif Batuman :

     

    "La maison de glace n'avait pas été bâtie dans un but précis mais pour plusieurs raisons assez floues. C'était un instrument de torture, une expérience scientifique, un musée ethnographique, une œuvre d'art. C'était un désastre figé, une inondation momentanément sous contrôle, une maison hantée, et, avec son cercueil transparent, sa parodie de prince et ses nains, un conte de fées perverti. Chargé d'infinies significations comme l'objet d'un rêve, la maison de glace ressurgit dans les poèmes oniriques. On pense qu'elle a inspiré Coleridge dans "Kubla Khan" le "lumineux palais des plaisirs aux cavernes de glace". Thomas Moore, le satiriste du dix-neuvième-siècle, fit le récit d'un bal onirique organisé par le tsar Alexandre 1er auquel fut conviée l'intégralité de la Sainte-Alliance. Lorsque le château et ses occupants se mettent à fondre, "des mots tels que "constitution", figés jadis dans la glace du silence", commencent à s'écouler de la langue du roi de Prusse."

  • La carte postale du jour...

    "Même Maïakovski a un jour traité l'inspiration de "Morue".
     C'est ce que nous remarquons par les interruptions qui parsèment l'oeuvre de Gogol : ce désir douloureux d'exprimer l'inexprimable, de moissonner la récolte quand le temps  n'est pas encore venu."
    - Victor Chklovski, Le Forage des Profondeurs

     

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    Je me souviens d'avoir acheté ce disque de Complot Bronswick par un jour d'hiver ensoleillé de la fin des années 80 sur les conseils d'Antony Leone (salut Antony!), alors qu'il fouillait le bac à vinyles soldés jouxtant celui dans lequel j'étais tout entier plongé.

    Je me souviens bien d'avoir donné une cassette compilant uniquement des groupes cold-wave français (Trisomie 21, Opéra de nuit, Kas Product, etc) à mes amis Gabrielle et Kristian qui partaient pour quelques vacances dans le sud de la France, et qu'à leur retour ils m'avaient dit avoir écouté cette compilation en boucle et d'avoir particulièrement aimé la chanson Born in a cage de Complot Bronswick, ce qui m'avait fait très plaisir.

    Je me souviens aussi que le concept de ce disque m'a quelque peu échappé dans mes jeunes années, mais que le simple titre Maïakovski évoquait tout un univers, me ramenant d'ailleurs aux passages de la révolution russe que j'avais lu dans l'excellent Moravagine de Blaise Cendrars, mais ce n'est que bien plus tard que j'ai découvert les textes du grand poète russe et à quel point ils servaient de piliers pour ce disque dont la musique rappelle à la fois Joy Division et Orchestre Rouge - et dont, aujourd'hui encore, je suis épaté par la bonne production -, avec une préférence personnelle pour les titres chantés en français (vilain accent pour les parties anglophones) comme cette magnifique adaptation de La Flûte de Vertèbre de Maïakovski, écrit en 1915 :

    A vous toutes
    que l’on aima et que l’on aime
    icône à l’abri dans la grotte de l’âme
    comme une coupe de vin
    à la table d’un festin
    je lève mon crâne rempli de poèmes
    Souvent je me dis et si je mettais
    le point d’une balle à ma propre fin
    Aujourd’hui à tout hasard je donne
    mon concert d’adieu
    Mémoire !
    Rassemble dans la salle du cerveau
    les rangs innombrable des biens-aimées
    verse le rire d’yeux en yeux
    que de noces passées la nuit se pare
    de corps et corps versez la joie
    que nul ne puisse oublier cette nuit
    Aujourd’hui je jouerai de la flûte sur
    ma propre colonne vertébrale

    https://www.youtube.com/watch?v=NoPvrxJrXdE

     

    Iouri Olécha est plutôt l'homme d'un grand roman : L'envie (1927), paru d'abord, pour sa version française, à l'Âge d'Homme en 1978, puis repris au Seuil dans les années 80, et qui vient de ressortir en format semi-poche au Sillage. Journaliste, auteurs de nombreuses pièces de théâtre, poète, il cesse toutefois l'écriture d'autres romans dans les années 30, mais, à partir des années 50, Olécha décide de s'atteler à son journal commencé vingt ans plutôt, comme il s'en explique d'ailleurs dans une lettre à sa mère en 1956 : "C'est un livre sur moi-même, sur la littérature, la vie, le monde" ; journal qui ne sera jamais achevé, l'auteur meurt en 1960, à Moscou. Il ne croit plus à la fiction, et se passionne alors pour les mémoires, même s'il avoue parfois simplement manquer d'imagination. Reste alors ses écrits, formidables, avec ce merveilleux titre, Pas de jour sans un ligne (aucun rapport avec la coke ni avec la chansonnette gniangnian de 1974), référence à Stendhal, influence majeure d'Olécha, avec Shakespeare, Edgar Poe et bien d'autres encore puisque c'est un grand lecteur, dès son enfance à Odessa, ville particulièrement bien décrite dans le premier tiers de ce livre métaphorique. On croise beaucoup d'écrivains contemporains d'Olécha : Mandelstam et Akhmatova, furtivement, Boulgakov, Kataïev, Ilf, tous très proche de l'écrivain, et puis bien sûr Maïakovski qui inonde l'imaginaire de ses contemporains d'alors... Pas un jour sans une ligne est aussi un très beau livre sur la littérature, sur les livres, sur les arts en général ; Olécha nous parle ainsi de Gogol, de Tolstoï, du journal de Delacroix, de Rossini, d'Alexandre Grine et son fantastique Attrapeur de rats, etc. Pas de jour sans un ligne est un livre rare et généreux, et les passages sur Maïakovski sont admirables et permettent d'imaginer l'émulation qui existait à cette époque autour du poète qui est allé rejoindre, en 1930, la cohorte des écrivains suicidés avant lui - Kleist, Trakl, Essenine, etc. - et que d'autres encore rejoindront - Tsvetaieva, Walter Benjamin, René Crevel, Unika Zurn, Osamu Dazai, Silvia Plath, etc. -.

     

    extrait de Pas de jour sans une ligne, de Iouri Olécha :

    "J'aimerais bien me rappeler quand pour la première fois mon attention s'est arrêtée sur ce nom... Non, ce n'est pas au moment de la visite des futuristes à Odessa ! À cette époque je n'étais pas encore poète, je vivais encore des sensations du sport, du football qui commençait juste à naître dans notre pays. Oh, on était loin de la littérature, avec ces jeux sur terrains de sport verdoyants avec fanions pointus aux quatre coins ! Il ne s'agissant même pas tant d'éloignement que d'hostilité ! Nous étions des sportsmen, des coureurs de fond, nous sautions à la perche, nous jouions à la perche, qu'avions-nous à faire de la littérature ! C'est vrai, j'avais en ce temps-là traduit le prologue des Métamorphoses d'Ovide et reçu pour la peine un "cinq" en latin... Mais j'étais encore sourd au prodige qui se déroulait à côté de moi : à la naissance de la métaphore chez Maïakovski. Je n'entendais pas encore que le cœur ressemblât à une chapelle et que l'on pût tenter de sauter hors de soi-même en prenant appui sur ses côtes*.
     Manifestement, c'est peu pour un grand poète d'être seulement poète. Pouchkine, ne l'oublions pas, se désole que les décembristes, bien qu'ils sachent par coeur ses vers, se refusent à l'initier de leurs plans ; l'auteur de la
    Divine Comédie peuple l'enfer de ses ennemis politiques ; lord Byron aide les insurgés grecs dans leur lutte contre les Turcs.
     Il en est de même de Maïakovski : lui non plus n'était pas satisfait d'être seulement poète. Il s'était engagé dans la voie de l'agitation, proche parente de celle de la tribune politique. Rappelons-nous : c'est d'abord un jeune homme qui porte une blouse en velours extravagante, c'est un peintre qui nourrit un penchant pour l'art d'avant-garde, qui écrit des vers clairement inspirés par la peinture française dont il cite explicitement les maîtres :

     Une automobile vient de peindre les lèvres
     D'une femme flétrie d'un tableau de Carrière**

    Et rappelons-nous aussi qu'en même temps c'est un jeune homme qui a beaucoup réfléchi à la révolution, un jeune homme qui a connu la prison, et qui figure dans les fichiers de la police, de face et de profil.
     On envisageait à un moment donné de porter à l'écran
    Pères et fils***.
    le réalisateur devait en être V.E. Meyerhold. Je lui demandai à qui il pensait confier le rôle de Bazarov. Il me répondit :
     - Maïakovski.


    * Voir le poème de Maïakovski, Le Nuage en pantalon (1914)
    ** Extrait d'un poème de Maïakovski intitulé Théâtres (1913)
    *** Il s'agit du célèbre roman d'Ivan Tourgueniev. La réalisation du film en question était prévue pour 1929"