Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Voyage - Page 9

  • La carte postale du jour...

    "On ment plus qu'il ne faut - par manque de fantaisie : - la vérité aussi s'invente."
    - Antonio Machado Y Ruiz  

     

    dimanche 14 décembre 2014.jpg


    Je me souviens de m'être dit qu'avec une pochette aussi moche, il valait mieux acheter cet album dans son format compact-disc. J'ai bien fait.
    Je me souviens bien qu'à l'écoute de ce Julian Plenty is... Skycraper, album solo sous pseudo du chanteur d'Interpol - groupe rock comparé plus à tort qu'à raison à Joy Division - j'ai eu la sensation de découvrir une compilation de face B de son groupe, mais que, malgré des titres par trop hétéroclites, l'artiste s'en sortait plutôt bien lorsqu'il donnait de l'espace, de l'air, plus de place aux silences, ceci notamment dans ses compositions les plus intimistes, qui, pour le coup, en deviennent plus convaincantes.
    Je me souviens aussi d'avoir balayé d'un revers de main les chansons les plus pop pour ne garder que les plus cinématographiques, comme le sombre et lancinant Skycraper, le romantisme pathétique (mais supportable) de On the esplanade, et surtout l'intrigant quoique trop court Madrid song, avec sa ligne vocale répétitive et obsédante :

    Come have at us, we are strong
    Come have at us, we are strong
    Come have at us, we are strong

    Sans Carla Demièrre qui m'a fortement conseillé ce livre je serais sans doute passé à côté ; trop de sorties, trop de divertissements et trop de tentations nous font parfois rater l'essentiel, à savoir la bonne littérature contemporaine. Kiko Herrero, galeriste parisien, publie chez POL ce livre au titre ponctué à l'espagnole mais pourtant écrit en français. ¡ Sauve qui peut Madrid ! revient sur son enfance dans la capitale durant la période franquiste (et postfranquiste). Il réinvente la vérité sous forme de courts chapitres, avec une légère accélération à la fin du récit, surtout lorsqu'il évoque avec un certain désenchantement ses brefs retours à Madrid (l'auteur réside depuis une vingtaine d'années à Paris). Les passages sur l'enfance sont beaux et terribles à la fois. Herrero sait décrire à travers ces vignettes à peine altérées par le temps la vie dans l'Espagne de Franco. Il y a autant de légèreté que de gravité dans ces petites histoires, et si j'apprécie beaucoup les quelques passages sur l'après-franquisme, la movida, les années de drogue, de prostitution, de questionnement sexuel (et puis sa consommation effrénée quasi-obsessionnelle), tout ça se déroulant sur un fond de musique new wave ou rock alternatif pour peu qu'on ait un peu d'imagination (et de culture), c'est surtout les histoires d'enfance qui sont les plus marquantes et donnent tout son intérêt à ce livre. C'est en effet une brillante fiction biographique qui n'a rien d'une fresque (heureusement!) dont le regard ne pourrait épouser tous les détails et la superficie, mais qui se présente plutôt comme un album de photographies de famille, révélant un peu plus de ses secrets tourments au fil des pages qui craquellent lorsqu'on les tourne.

    "Ma sœur Sibila a seize mois de plus que moi. Elle est brune et très grande. Elle a un oreiller qu'elle appelle Nonfaï, un cheval blanc de Camargue. Quand elle dort, elle le serre très fort entre ses cuisses : elle craint que son cheval ne s'échappe pendant son sommeil. Sibila achète des fascicules monographiques de peinture chez le bouquiniste du quartier. Elle copie des tableaux de Gauguin, Ensor et Utrillo. Elle a le sens du raccourci et de la synthèse. Elle est sensible aux doubles discours, aux jeux de mots, à la couleur des sons. Sibila comprend vite les situations et les fait tourner à son avantage. Elle désarçonne les adultes par sa franchise et reconnaît en un éclair leur hypocrisie. Quand nous arrivons à Navacerrada pour passer les vacances, ma sœur a six ans. Une voisine, Conchita, institutrice très catholique, femme d'un juge franquiste un peu fou, vient se présenter :

    - Voulez-vous vous joindre à nous, dimanche, pour aller à la messe ? demande-t-elle à ma mère.
    - Heu... Oui, peut-être... Avec le voyage, je ne sais pas si nous irons le matin ou le soir...
    - Mais, maman ? pourquoi tu dis ça ? Nous sommes athées et communistes et nous n'allons jamais à l'église.

    Ma soeur Sibila est comme ça. Sa sincérité est désarmante. À l'école, elle est la dernière de la classe. Elle s'en fait une fierté et m'explique qu'être le dernier c'est être le premier mais à l'envers. Sibila n'a qu'une amie qu'on appelle la Girafe. C'est la fille d'un torero et d'une actrice italienne et les enfants se moquent de sa taille et de son long cou. Sibila rêve toutes les nuits de cascades de lentilles qui finissent par l'enterrer. Elle a des visions que nul autre ne perçoit. Elle vit dans un monde imaginaire et souvent des fantômes la hantent.
     Quand mes parents invitent des amis, mon père fait monter Sibila sur la table du salon et lui fait réciter " À un orme sec " d'Antonio Machado. Ce poème raconte l'histoire d'un arbre mort au bord du Douro. La mousse jaunâtre de cet orme, son écorce blanche et sale, son tronc vermoulu me rendent triste. J'ai toujours su que Sibila était cet arbre fendu par la foudre. J'ai toujours espéré qu'avec les pluies d'avril et le soleil de mai quelques feuilles vertes bourgeonneraient."

     

  • La carte postale du jour...

     

    "Le poids du monde, c'est l'amour. Sous le fardeau de solitude, sous le fardeau de l'insatisfaction, le poids que nous portons est l'amour." - Allen Ginsberg, Howl (1956)

    dimanche 9 novembre.jpg

    Je me souviens d'avoir été particulièrement touché par le film de Jim Jarmush, Only lovers left alive, son ambiance, son romantisme, son goût de la ruine, ses références littéraires, ses acteurs, brillants, la musique de Josef Van Wissem, longues plages hypnotiques où viennent se briser les vagues de larsen sorties des guitares de SQÜRL ; tout est parfait sans l'être vraiment, je peux le voir et le revoir sans fin, tout comme je peux écouter encore et encore le très orientalisant Taste of blood qui en est tiré et qui me rappelle à la fois Venus in furs du Velvet Underground et Chant of the Paladin de Dead Can Dance.
    Je me souviens bien d'avoir lu dans un entretien Jim Jarmusch déclarer qu'il avait "surtout rêvé" le rôle d'Adam "comme un croisement entre Syd Barrett et Hamlet" - génial !
    Je me souviens aussi de cette jolie déclaration d'un Josef Van Wissem en révolte contre le monde moderne :

    "The lute as an instrument is also anti-contemporary society, it’s totally anti-computer age; it denounces all that stuff you don’t need by being so pure. I want to bring the instrument to a wider audience. I want to take it out of the museum and put the sex back into the lute…"

    Le nouveau récit d'Éric Laurrent ne se passe ni à Detroit, ni dans la magique Tanger, mais à Rabat, où plutôt entre la France et Rabat. L'auteur des Découvertes (un roman que je ne saurais trop vous recommander) est allé très régulièrement au Maroc avec sa compagne d'origine iranienne, et ce dans le but d'adopter un enfant abandonné par sa mère ; on découvrira ainsi par son écriture soignée, mais aussi son érudition (références multiples à la peinture, la musique - Mozart -, de nombreuses citations littéraires), un orphelinat, des enfants des rues, une capitale, Rabat, en suspension entre dure réalité et rêve éveillé, le récit oscillant entre espoir et désespoir, pour redevenir plus lumineux, principalement par cette multitude de paragraphes qui sont autant de vignettes, d'images, de détails de la vie à Rabat, de moments passés avec l'enfant, de souvenirs intensément présents qui forment au final un magnifique portrait de ce couple et de leur fils adoptif : Ziad. Je n'aurais jamais imaginé lire un jour un récit sur l'adoption, pourtant, et pourtant c'est bien là le pouvoir.de la littérature que de nous amener où nous ne désirions pas aller ! J'ai lu ce Berceau avec beaucoup de plaisir et un grand intérêt. C'est un magnifique (petit) livre, sensible et intelligent, à mille lieues des vulgaires témoignages, mais tout en finesse, presque hors du temps. Belle surprise, que je relirais sans doute très bientôt.


    "Ce matin, Ziad a longuement observé une mouche sur la vitre. Loin d'empêcher son âme d'agir, puissance que prêtait Pascal à son espèce, celle-ci a concentré sinon toute sa pensée, du moins toute son attention, durant plusieurs minutes. L'entomologie rudimentaire à laquelle notre naturaliste en herbe se livrait n'était pas sans receler un caractère ludique, puisque, chaque fois qu'il tentait de s'en saisir, la mouche s'envolait, pour revenir aussitôt se poser à quelques centimètres de sa main. Elle fut la première à se lasser de ce petit jeu - il est vrai qu'elle y risquait la vie. Elle est cependant réapparue quelques instants plus tard, mais de l'autre côté de la fenêtre, cette fois. Le manège entre l'insecte et l'enfant a repris, mais, à présent, sans danger pour celui-là. Abusé par la transparence du verre, Ziad peinait à comprendre comment la mouche pouvait bien survivre à la pression de sa main. J'ai alors pensé à cette anecdote que rapporte Vasari dans ses Vies : un jour, par espièglerie, le jeune Giotto aurait ajouté une mouche sur le nez d'un personnage peint par son maître Cimabue, lequel, revenu à son tableau, aurait plusieurs fois tenté de la chasser de la main, mystifié par le réalisme de sa représentation. Ici, dans cette civilisation aniconique, pareil scène serait impensable. Toutes les mouches sont réelles."

  • La carte postale du jour...

     

    "Il y a ici un appétit d'essentiel sans cesse entretenu par le spectacle d'une nature où l'homme apparaît comme un humble accident, par la finesse et la lenteur d'une vie où la lenteur tue le mesquin." Nicolas Bouvier, L'usage du monde (1963)

    dimanche 2 novembre 2014.jpg

    Je me souviens que la découverte de ce disque de Nature and Organisation, à sa sortie en 1994 - trouvé chez Maldoror, le commerce de disque "underground" de mon ami Kristian -, à Genève, fut une révélation car il représentait la quintessence de tout ce que j'aimais sur le moment et me permettait ainsi de m'éloigner de la vulgarité des produits de masse de cette époque (la techno, le grunge, la brit-pop...) ; ce folk noir radical était influencé par Nico, John Cale et Scott Walker, par le film culte - et sa musique géniale ! - The Wicker Man (celui de 1973, pas son misérable remake récent), proposait les textes étranges de David Tibet (Current 93), les arpèges limpides et les compositions somptueuses de Michael Cashmore, ainsi que l'apport de sonorités expérimentales et parfois même bruyantes de Steven Stapleton (Nurse With Wound), des courants pourtant opposés mais se renforçant mutuellement, offrant la perspective de nouvelles affinités électives - un chef d'oeuvre du genre pour faire bref!
    Je me souviens bien d'avoir fait écouter Beauty reaps the blood of solitude à un jeune disquaire passionné de "songwriting" (selon son appellation, qui désignait un peu tout et n'importe quoi du moment que cela ressemblait à des chansons mièvres interprétées en anglais avec peu d'instrumentation, et - malheureusement - bien souvent dénuées de composition), et que sa réaction fut étonnante puisqu'il devint nerveux à tel point qu'il se prit la tête entre les mains en s'écriant "comment peut-on faire de la musique aussi lente et triste - arrête ça, mais arrête ça!".
    Je me souviens aussi de la réponse charmante de Michael Cashmore, l'humble génie qui se cache derrière Nature and Organisation, à ma demande de réédition de ce disque trop rare en format vinyle, réponse qui fut négative mais empreinte d'une grande bonté, et j'y repense à chaque fois que j'écoute ce disque merveilleux mais condamné à rester dans l'ombre, avec mon morceau préféré, My Black Diary, parce que chanté tour à tour par des artistes dont les routes divergeront définitivement peu après, à savoir David Tibet (Current 93), Douglas Pearce (Death In June) et Rose McDowall :

    In shadows we circle
    and in shadows we blend
    Transience and its resonance
    No lifeless echo but a lifeless end!

     

    Déjà - ou seulement, à vous de choisir -, un troisième volume du Manifeste Incertain de Frédéric Pajak qui continue, par le dessin et le texte, à faire s'entrecroiser les biographies d'artistes, écrivains le plus souvent, avec sa propre autobiographie. On suit donc Walter Benjamin - figure centrale déjà des deux précédents numéros - dans son exil, en France, puis en Espagne, à bout de souffle, jusqu'à son suicide, ainsi que le parcours d'Ezra Pound, grand poète qui se prendra de passion pour l'Italie fasciste, à tel point d'ailleurs que les fascistes eux-mêmes se méfieront de lui.
    On ne peut qu'admirer, une fois de plus, les magnifiques dessins en noir et blanc de Pajak, et sa façon de décrire les personnages de Benjamin et Pound à travers des faits historiques, des rencontres, des lieux, et beaucoup de citations aussi. Il y a quelque chose de beau et de triste dans ces solitudes dues à l'exil (pour Benjamin) ou le délire (pour Pound), mais surtout chez Benjamin dont j'admire la lucidité mélancolique servie par un Pajak philosophe :

    "Benjamin est un adversaire averti du progrès. Il observe celui-ci comme on observerait une charge de cavaliers de l'Apocalypse déferlant à l'aveugle sur le territoire du monde ancien et ravageant tout, ses mœurs, son panorama, son âme. S'érigent alors des cathédrales de fer et de ciment enrobées de vitrage. Les voitures à essence hennissent.
     L'exhibition tapageuse de la modernité l'inquiète, et l'afflige. Il devient mélancolique, sachant qu'il n'y aura pas de retour en arrière, que la furie technicienne, mariage consanguin de la science et de la politique, dévaste et dévastera tout, jusqu'au moindre recoin de la vie d'avant.
     Jugé inapte au service militaire, il n'a pas eu à combattre dans les tranchées de la Grande Guerre. S'il mesure mal, ou de très loin, l'ampleur de la catastrophe humaine, il est le témoin de la reconstruction des paysages et des agglomérations abîmées - et donc de leur modernisation. La guerre sert de prétexte à la dictature du progrès. Avec l'eau courant et l'électricité viennent la paix et la domestication des consommateurs. Le confort appelle à un gouvernement inédit. Si les pionniers du progrès sont capitalistes, ses doctrinaires les plus véhéments sont communistes ou fascistes. Outre le bien-être matériel pour tous, ceux-ci en appellent à la vitesse, synonyme de société nouvelle. Et la vitesse devient inévitablement l'ennemi juré de la démocratie réelle. C'est dire que tout régime moderne est à sa manière foncièrement tyrannique : il faut faire vite, toujours plus vite. Si les nazis ont inventé le Blitzkrieg, la société civile les imitera avec succès. Le commerce mondial en adoptera les méthodes : information furtive, communication instantanée. Tout ce qui apparaît doit disparaître au plus vite. L'instantanéité fait figure de religion.
     Avec la révolution industrielle, on déclare la guerre à la lenteur - et, de surcroît, à la flânerie. Benjamin relève que, vers 1840, les flâneurs dans les passages parisiens se promenaient avec une tortue et marchaient au rythme de l'animal. Et il ironise, regrettant que le progrès n'ait pas ralenti son pas. Mais le flâneur est l'ennemi passif de la société : il déambule, contemple les marchandises, mais ne consomme pas.
     Au détour d'une phrase, d'une harangue, Benjamin discerne le malheur qui vient. L'ampleur de l'aveuglement des masses qui lui échappe, comme elle échappe à presque tous. Face à l'accélération des événements, il paraît résigné, se montre de plus en plus fataliste. Croit-il en une issue favorable, en un réveil des consciences ? Difficile à dire."

     

  • La carte postale du jour...

    "Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route." - Franz Kafka, Lettres à Milena

    dimanche 5 octobre 2014.jpg

    Je me souviens d'une discussion avec Simon Huw Jones, assis devant une bière sur la petite terrasse du bar Le Cabinet, au sujet de Nico, à quel point nous aimions ses disques, sa personnalité, sa voix d'outre-tombe, et nous avions ensuite parlé de Jean Echenoz, Talk Talk et Sebald, mais la discussion est invariablement revenue sur Nico.
    Je me souviens bien d'avoir lu, dans l'autobiographie de Marc Almond, ce passage sur l'enregistrement du duo Your kisses burn avec Nico, le manager de celle-ci conseillant à Marc Almond d'utiliser la première prise vocale, peu importe la qualité, la chanteuse n'étant en effet plus capable d'assurer plusieurs prises, elle allait d'ailleurs décéder un mois plus tard, cette superbe chanson demeurant son dernier enregistrement studio.
    Je me souviens aussi d'avoir été surpris en achetant ce disque, puisqu'il s'agit d'une copie pirate d'une compilation pirate (achetée parce que a) j'aime Nico et b) la pochette ressemble étrangement à celle de Closer de Joy Division!) parue initialement en 1983, et comportant plusieurs versions inédites, des collaborations (avec Kevin Ayers, ou encore Lutz Ulbrich sur le magnifique Reich der Träume), et surtout ce duo incandescent tiré de l'album de Marc Almond The Stars we are, Your
    kisses burn :

     

    I'll make a fire
    There in your heart
    Made not of love
    But only hate
    And for the fuel
    Will be your soul
    An inferno
    To consume you whole

    And world without end
    Through tempest and storm

     

    Le dernier livre de Serge Joncour a trainé plus d'un mois sur ma table de cuisine. Je le laissais là avec quelques autres hypothétiques futures lectures, et bien m'en a pris de finalement l'ouvrir. On pourrait penser - surtout d'après ce que la presse en a dit - qu'il s'agit là "juste" d'une énième autofiction, l'écrivain parlant de sa condition, ou, pour employer les mots de Paul Valery : "dépouillons l'écrivain du lustre que lui conserve la tradition et regardons-le dans la réalité de sa vie d'artisan d'idées et de pratique du langage écrit." Et bien oui, mais non. Serge Joncour aborde son métier, c'est sûr, on trouve là des belles pages sur les ateliers d'écriture, le contact avec le lecteur, le rôle de la fiction (et son incompréhension parfois, son rapport au "trop de réalité" comme dirait Annie Lebrun), tout ça en détail, avec intelligence et même de l'humour, mais Serge Joncour a bien sûr plus d'une corde à son arc, il dresse ainsi un portrait de la société d'aujourd'hui, celle des provinces (où il est difficile de se faire accepter - j'adore le passage où le narrateur en appelle à Levi-Strauss pour se faire une place chez les autochtones), de ses travers, ses habitus (dans la définition qu'en fait Pierre Bourdieu), de ses rituels (on mange beaucoup, on boit encore plus, ça fait parfois penser aux films de Chabrol!), ainsi qu'une espèce d'enquête criminelle, une intrigue qui tiens le lecteur en halène sans être réellement le pilier central de ce roman très réussi. Ce qui m'a touché, en plus du portrait désenchanté d'un écrivain face à la difficile réalité et sa tentative de s'y acclimater sans perdre sa singularité, c'est surtout certains passages sur le désir, sur l'amour, cet Écrivain National" tombant amoureux d'une jeune marginale, d'origine hongroise, qui va bouleverser le déroulement de l'histoire, du présent. C'est beau comme du Nabokov :

     

    "Au départ ce n'était pas érotique comme étreinte, c'était juste une envie de se soutenir, mais la sensation de son corps contre le mien, cette empreinte qu'impriment les formes de l'autre quand on s'étreint trop fort, tout ça fit que le désir dépassa toutes les questions et ouvrit une sorte de désordre supplémentaire, comme un abîme, une envie de se jeter, alors je pris sa bouche et l'embrassai, l'éblouissement total. Prendre une bouche, c'est quitter le monde par l'issue la plus haute, c'est se soustraire à cette réalité qui tout autour de soi sombre dans le commun, embrasser une bouche, c'est plonger dans ce vertige sublime dont on ne sait pas s'il nous emporte pour une seconde ou pour une vie, embrasser une bouche pour la première fois, c'est reléguer le réel au second plan, tout se trouve instantanément évanoui, dévalué, les autres, le temps, d'un coup tout se volatilise dans ce bruit de succion merveilleux, on se perd vers ces lèvres dont on ne finit pas de remonter la source, à cet instant, Dora devenait ce qui comptait le plus au monde pour moi, la seule vérité tangible, la seule chaleur, le seul espoir, et le téléphone qui reprenait son entêtement cynique, sonnant au mauvais moment, telle une bombe, ces coups de fil qui insistaient, je les considérai comme un rappel à l'ordre, comme si les autres tentaient de me ramener à la raison, de m'éviter de faire la pire connerie qui soit. Mais là, perdu dans ce baiser total, je ne décidait plus de rien, envolé dans cet étonnement absolu d'embrasser la bouche de cette femme pour la première fois, une inadvertance souveraine qui hisse bien au-dessus de soi-même, plus rien n'existait, pas même le présent."

  • La carte postale du jour...

     "Le monde regardes tes bévues par le gros bout du microscope, et les siennes par le petit bout, ce qui fait de singulières comparaisons."

    - Henri Frédéric Amiel, Fragments d'un journal intime

    vendredi 16 août 2014.jpg

     

    Je me souviens d'avoir entendu parler de Portion Control pour le première fois en 1989, par une connaissance fan de "techno" venu de Lausanne, mais d'avoir réellement écouté ce groupe qu'environ dix ans plus tard !
    Je me souviens bien d'avoir souvent pensé que Kraftwerk, pourtant en avance sur tout le monde dans les années 70, avaient complètement loupé le coche des années 80, et restaient bien en dessous des premiers disques des belges de Front 242, des yougoslaves de Borghesia ou justement Portion Control, qui reflétaient la musique du rideau de fer.
    Je me souviens aussi d'avoir écouté, bien souvent, en boucle des titres comme He is a barbarian ou alors cet entêtant titre minimaliste au couplet récurent et très étrange, Terror leads to better days :

    scurrying across for the chills
    if you wear that dress again i'll scream
    if you take me between four corners
    terror clings to better days

    Lui aussi est un barbare, et la terreur communiste qui régnait sur la Yougoslavie l'a amené à s'enfuir avec un faux passeport pour la Suisse, pour une vie meilleure, ou presque. Sa vie fut un roman et Jean-Michel Olivier l'a écrit, c'est L'ami barbare. Il fera connaître Biely, Witkiewicz, s'occupera de réaliser les oeuvres complètes de Cingria, il recopiera des heures durant le Journal d'Amiel en vue d'une publication (un travail titanesque!), il passera par ma chère Trieste, par Lausanne, Paris, Genève, il sera libraire et aura Nabokov comme client, plus tard il prendra la défense de Soljenitsyne, rencontrera Fassbinder peu avant sa mort, publiera plusieurs de mes livres favoris - comme La Bouche pleine de terre, de Scepanovic -, il sera aimé, il sera craint, il sera honni... c'était un barbare cultivé avec deux trains d'avance sur tout le monde, puis deux de retard, mais j'étais quand même à bord avec lui et ce fut un grand honneur et une grande joie...

    "Chaque soir, on se retrouve à La Cloche, sur le Grand-Pont, et on refait le monde autour d'une bouteille de vin blanc.
     On est tous les deux sans emploi. Moi parce que j'ai quitté Paris pour tes beaux yeux, Roman, et toi parce qu'on t'a mis à la porte des Escaliers du temple... On discute interminablement de femmes, de football et de livres. Sur ce chapitre, on est intarissables ! Les femmes vont et viennent. C'est ainsi. En laissant derrière elles un parfum de désastre. Les matchs de foot se gagnent ou se perdent. C'est une question de chance. Seuls les livres demeurent. Moi je m'enflamme pour Cingria ou Amiel. Tous ces auteurs discrets qui n'ont jamais traversé la frontière... Et toi pour les auteurs de ton pays : Andric, Tsernianski, Drainac.
     On se rend compte que tous les livres qu'on aime sont interdits ou inconnus du grand public.
     Et on se dit qu'il faut faire quelque chose...
     C'est l'époque de la vie de bohème. On parle de politique, mais jamais très longtemps. On se dispute très vite. Tu es réac, comme on dit dans ses années là, et moi le gaucho de service. On est très différents, mais on s'entend comme deux larrons.
     À deux pas de la place de la Palud, il y a le Barbare, le café branché de l'époque."