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Musique - Page 20

  • La carte postale du jour...

    "Par ne rien faire, j'entends ne rien faire d'irréfléchi ou de contraint, ne rien faire de guidé par l'habitude ou la paresse. Par ne rien faire, j'entends ne faire que l'essentiel, penser, lire, écouter de la musique, faire l'amour, me promener, aller à la piscine, cueillir des champignons. Ne rien faire, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer un peu vite, exige méthode et discipline, ouverture d'esprit et concentration."
    - Jean-Philippe Toussaint, La Télévision (1997)

    dimanche 19 avril 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir porté une attention particulière à Warp à cause de ses pochettes d'abord, puis, au début des années 2000, pour deux groupes que j'aime énormément, à savoir Broadcast et Gravenhurst, et d'avoir ainsi commencé à collectionner les magnifiques vinyles de ces deux groupes dont les voix se sont malheureusement tues en 2014 pour Nick Talbot (Gravenhurst) et en 2009 pour Trish Keenan (Broadcast) - tristesse.

    Je me souviens bien que ce qui fait la particularité de Broadcast est que le groupe n'a réalisé que 3 albums (et deux compilations) en dix ans, alors que leur discographie contient plus du triple en mini-album, dont l'un - le tout premier, datant de 1995 -, s'intitule The Book Lovers ; naturellement, comme cela parle de la magie des livres, j'y ai vu un signe.

    Je me souviens aussi que Broadcast reste un groupe difficile à ranger dans une catégorie bien précise et que cette album - Haha Sound - est une petite perle d'hybridation, osant une pop qui dérive vers les expérimentations électroniques, usant du rythme et de la mélodie de manière unique pour donner une musique relevée d'une touche d'abstractionnisme à la Phil Spector, le tout bien sûr couronné des merveilleuses vocalises de Trish Keenan, de ces textes étranges, comme sur le magnifique Man is not a bird...

     

     Here in this room, no more a tomb
     Thoughts of you conclude without ending
     Caution will keep, worries still speak
     Fewer the leaves are descending

     I will not lament with the sky
     No longer feel night on the inside

    https://www.youtube.com/watch?v=lJdLWfZ9yDQ

     

    Laurent Graff échappe, peut-être malgré lui - et comme de très nombreux autres auteurs de qualité -, au succès. Je dis bien "échappe" parce que cet auteur peut compter sur un petit cercle de lecteurs fidèles qui attendent fiévreusement (bon, j'exagère un peu là) sa prochaine publication comme d'autres (souvent les mêmes) attendent un nouveau Jean Echenoz ou Jean-Philippe Toussaint, deux auteurs qu'on retrouve d'ailleurs dans ce livre au titre énigmatique : Au nom de sa Majesté, quiparait une fois de plus au Dilettante (après les excellents et parfois inquiétants Le Cri, Il est des nôtres ou Le grand Absent pour n'en citer que quelques uns). On comprend dès les premiers fragments - ou devrais-je dire les aphorismes ? - qui composent la première moitié du livre que Laurent Graff va nous parler d'île - "La plupart des visiteurs se montrent très pressés. Ils arrivent par le bateau du matin et repartent le soir. Entre-temps, ils font caca dans les dunes." (autant dire que ce livre n'est pas un éloge ou une quelconque ode à l'île et que dès lors les poètes grisonnants amateurs de licornes pourront aller ailleurs se faire décoiffer par des embruns idéalisés en pensant que l'homme est un oiseau ou je ne sais quoi) ; et puis, comme l'écrivain de ses aphorismes reçoit la visite d'habitant de l'île où il réside (pour écrire), on change de registre pour passer dans le récit des vies monotones et réglées à la particularité du lieu, de son histoire aussi, pour dériver encore une fois vers celle de l'homme qui est là et qui écrit - on apprend que le goût du texte lui est venu de la lecture de la Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint, qu'il apprécie la discrétion exemplaire de Jean Echenoz, qu'il a rencontré, à ses débuts, Jérôme Lindon des éditions de Minuit qui l'a invité à continuer à écrire. Et puis on revient sur l'île qu'on croyait avoir quitté, mais non, car comme il le note en page 137 : "une île est une terre d'inclusion : on en est. On peut tenter de résister, de se soustraire par orgueil : peine perdue. Elle nous détient. Dès lors que du bateau on a débarqué, on s'est embarqué sur l'île. On est libre de partir mais pas de rester." ; Et si vous vous demandez pourquoi Au nom de sa majesté, alors je vous répondrais simplement... James Bond ; pour le reste il faudra lire ce que certains affubleront de l'étiquette calamiteuse d'ovni littéraire et que, pour ma part, je qualifierais en toute simplicité comme le meilleur livre que j'ai lu depuis des mois.

    extrait d'Au nom de sa Majesté, de Laurent Graff :

     

    "La pêche a été de tout temps la principale source de travail, d'où la devise de l'île :  "De la mer nous visons." Mais depuis trente ans, l'activité n'a cessé de diminuer, la flotille est passée de quarante-six à onze bateaux, on ne dénombre plus que vingt marins. Avec l'ouverture sur le monde, l'île a perdu peu à peu son autarcie et s'est enchaînée à une dépendance extérieure; l'élevage et l'agriculture ont disparu ; les habitants se sont retrouvés les bras ballants, tout à portée de main venu d'ailleurs. Aujourd'hui, à part lever le coude, il n'y a plus grand chose à faire. On ne remplit plus les filets, mais les verres. On dilue le temps dans l'alcool, on sirote son ennui, on se noie à l'air libre. La vie est une bonne nouvelle qu'on arrose en permanence. Les jeunes sont pris entre deux courants marins, l'un qui emmène au loin et l'autre qui vous maintient, vous plaque contre les rochers ; ici, les racines sont de granit. Quand on a vécu sur un caillou au milieu de l'eau, les yeux toujours bercés par la houle, la terre apparaît monstrueusement ferme, à l'infini, c'est comme un monde sans rêve, un bloc de réel massif, ça vous gagne les pieds et vous attaque les prunelles, on a qu'une envie : la mer, de l'eau. Ceux qui partent reviennent tous, un jour ou l'autre. On n'abandonne pas son île, où l'on a grandi comme dans un moule, avec ses côtes dans nos flancs, ses dunes dans nos muscles. Ce n'est pas un lieu de naissance comme un autre."

  • La carte postale du jour...

    "Lorsque l'ambitieux s'aliène tous les partis qui l'ont porté au pouvoir, il ressemble à un imprudent qui, montant une échelle, briserait les bâtons après s'en être servi : s'il tombe, c'est dans un abîme."
    - John Petit-Senn, Bluettes et boutades (1846)

    dimanche 12 avril 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir beaucoup apprécié First Light de Django Django, groupe qui m'était jusqu'alors inconnu, parce qu'il me rappelait à la fois New Order, Stone Roses The Wake et Beach Boys.

    Je me souviens bien d'avoir été peu étonné de retrouver les Beach Boys sur cette collection de titres choisis par Django Django vu que... (voir plus haut)

    Je me souviens aussi que Gulp est LE groupe qui sortait du lot sur cette bonne compilation de la collection LateNightTales à la magnifique pochette et à l'orientation musicale plutôt funk et pop psyché' ; parce Game love de Gulp me fait penser (un peu) à Broadcast, que j'aime beaucoup, parce que le titre est intrigant, parce qu'il y a une boîte à rythme minimale tout le long, et puis son texte court mais convaincant et la voix suave de Lindsey Leven aussi, ce qui me laisse penser, à l'instar de Django Django, que Gulp est un groupe à suivre....

     Sweet, is the life that you lead
     Next to mine
     And we roll the dice of love
     And we hope it's enough

     Silence won't protect the one you love
     That's your job fool, your job fool
     And we play the game of love
     And we hope it's enough

    https://www.youtube.com/watch?v=2jBMAPx_Pdo

     

    Je dois la découverte d'auteurs et / ou de textes à beaucoup d'amis, de connaissances. Et il en est ainsi de ce génial recueil de nouvelles de Julio Cortázar qui ne me serait probablement jamais tombé entre les mains si je n'avais entendu une amie en parler (salut Céline, et merci!). Cortázar ne se contente pas d'écrire des nouvelles, il use de la métalepse, procédé narratif dont Genette explique dans son livre Figures III qu'il est une "figure par laquelle le narrateur feint d'entrer (avec ou sans son lecteur) dans l'univers diégétique". On peut comparer ceci à la mise en abyme utilisée avec génie par l'auteur italien Italo Calvino dans Si par une nuit d'hiver un voyageur ; roman (qui vient de reparaître) dans un roman dans un roman dans un roman dont le lecteur est - pour ainsi dire - l'acteur-auteur. Mais derrière le procédé technique, Cortázar brille par son imaginaire - et c'est dire si, aujourd'hui, en pleine époque de la "panne de l'imaginaire" ce recueil tombe comme un fruit mûr dans mes mains. J'ai adoré ce texte où un homme va tous les jours observer les axolotls pour subitement glisser dans la "peau" d'un de ces êtres larvaires, sans pour autant perdre le "savoir", devenant l'observateur de l'homme (qui observe les axolotls). J'ai adoré aussi La fanfare, texte dédié à René Crevel. L'ensemble de ce petit recueil est un véritable plaisir de lecture, avec en introduction la superbe nouvelle, Continuité des parcs, exemple type de métalepse, histoire géniale en deux pages, fantastique dans tous les sens du terme.

    Continuité des parcs, tiré de Fin d'un jeu, de Julio Cortázar :

     

    "Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l’intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté avec l’intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d’où la vue s’étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l’apparence des héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu’au -delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.

    Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s’organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l’homme le visage griffé par les épines d’une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n’était pas venu pour répéter le cérémonial d’une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du coeur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l’on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui enveloppaient le corps de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l’autre corps, qu’il était nécessaire d’abattre. Rien n’avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. À partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacable répétition était à peine interrompue le temps qu’une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.

    Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. À son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. À la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n’aboyèrent pas. À cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il monta les trois marches du perron et entra. À travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D’abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l’homme en train de lire un roman."

  • La carte postale du jour...

    "Cela signifie deux choses au moins. D'une part, l'art de la mémoire ne se réduit pas à l'inventaire des objets mis au jour, des objets clairement visibles. D'autre part, que l'archéologie n'est pas seulement une technique pour explorer le passé, mais aussi et surtout une anamnèse pour comprendre le présent. C'est pourquoi l'art de la mémoire, dit Benjamin, est un art "épique" et "rhapsodique"."
    - George Didi-Huberman, Écorces

    lundi 6 avril 2015.jpg

    Je me souviens que dans l'album précédent de Teho Teardo et Blixa Bargeld (Still Smiling), et plus précisement sur la chanson Defenestrazioni, le chanteur allemand délaisse la langue de Goethe pour celle de Dante pour s'exclamer, lors une scène surréaliste où il se trouve sur un balcon surplombant une foule qui lui lance des fleurs - rappelant étrangement un des discours de Mussolini (?!?) -, que nous serons tous capables de voler dans les airs, que nous boirons du vin de miel et que nous mangerons des nuages pour le petit-déjeuner.

    Je me souviens bien que depuis le duo Stella Maris, avec l'actrice Meret Becker - superbe titre paru au mitan des années 90 -, où les deux protagonistes se cherchent dans un rêve commun sans jamais se trouver - histoire que j'ai vécu pour ma part comme une épiphanie -, je portais une attention toute particulière aux textes de Blixa Bargeld, dès lors devenu l'un de mes paroliers favoris.

    Je me souviens aussi que pour ce disque limité par son tirage et composé de cinq titres essentiels, sobrement intitulé Spring, avec sa couleur rappelant les cerisiers en fleurs -, Blixa Bargeld agrandi son étrange bestiaire puisqu'après l'axolotl de l'album précédent il compose ici une chanson-documentaire sur les anguilles de la Mer des Sargasses (la seule mer sans rivage), et qu'il utilise aussi beaucoup le souvenir de rêves, comme sur le magnifique Nirgendheim, qui évoque - en partie - son opération d'un ongle incarné (pour ceux qui se rappellent son arrivée sur scène en chaise roulante, à l'Usine, en 2002 ou 2003, suite à son opération impromptue du pied!) :

     

    Desasterträume
    Alles ist jetzt
    Noch mal

    Der Nagel muss raus
    Aber alle haben Pause
    Ich zähl' die Punkte an der Decke
    Es sind einundsechzig

    Das Jahr liegt in den letzten Zügen
    Ist im Winter angelangt

    Bei dies natalis solis invicti
    Ein Tiger schleicht sich an

    Von Wo auch immer
    Wo auch immer
    Wo auch immer
    Im Nirgendheim

    https://www.youtube.com/watch?v=6n0xjdjEvUE

     

    C'est une géologie des souvenirs que propose Laurent Jenny avec ce nouveau livre composé de fragments autobiographiques. De l'enfance de l'auteur aux souvenirs de voyages et même jusqu'à la restitution de rêves que l'auteur décrit comme "faits d'images sans suite, toujours vraie une à une, mais hâtivement raboutées en récits au réveil, dont, à les raconter en exercice de fausse logique, on sent craquer les mauvaises coutures, les raccords imparfaits." Chacun des fragments est isolé et pourtant partie prenante d'un ensemble présenté sous forme de poésie en prose. Avec distance et pudeur, l'auteur évite le récit du moi, la figuration de soi, au profit d'une série d'images sensibles, parfois floues comme dans un rêve, et particulièrement dans son évocation de ses voyages en Inde et en Chine, où le texte s'esthétise de senteurs, de couleurs, de formes, de sensations - fortes impressions où le lecteur fera peut-être, lui aussi, l'expérience d'une épiphanie esthétique que semble avoir vécue l'auteur qui s'efface ainsi derrière ce diaporama de l'intime, du souvenir, de la réminiscence. Le lieu et le moment est un arrêt sur image d'une " foule en mouvement" - pour reprendre les mots de Michaux -, mais cette foule c'est l'auteur lui-même. Et c'est beau.

    extrait du Lieu et le moment, de Laurent Jenny :

     

    "À l'entrée dans de nouvelles villes, j'étais toujours d'abord inexplicablement déçu. Entrant dans Pushkar, et saisissant d'un coup d'oeil la beauté stupéfiante de cette ville sainte à coupoles blanches qui trempent dans la lumière changeante du lac, je me suis dit : "Cette ville n'est qu'un mirage, prenons-la en photo et partons. Qu'ai-je à faire de ce petit Bénarès, plein de sâdhus charlatans en caleçon oranges qui demandent l'aumône et de babacools vieillissant traînant avec eux une marmaille déguisée ?" Mais le lendemain matin à sept heures, j'ai senti que j'avais bien changé. Une lumière verte trainait dans les rues saltes et désertes. Le lac, sous un ciel menaçant, avait pris une douceur argentée et floue d'une finesse inaperçue la veille. J'ai compris que je pourrais rester indéfiniment à regarder des pèlerins tremper leurs haillons de couleur dans l'eau sacrée en lentes ablutions et à sentir s'égrener les heures sur les ghats, J'étais entré dans le temps du lieu qui maintenant diffusait, s'étalait en nappes infinies, m'absorbait. Et ainsi de chaque ville."

  • La carte postale du jour...

    "Je pense que le terme de loisir en est venu à désigner trois cas de figure complètement différents : avoir le droit de faire quelque chose, avoir le droit de faire tout ce que l'on veut, ou encore (et c'est probablement ce qu'il y a de plus rare et de plus précieux) avoir le droit de ne rien faire. Il ne fait aucun doute que le premier s'est développé de façon importante dans notre vie sociale récente, ce qui est probablement des plus bénéfiques."
    - G. K. Chesterton, Essais choisis

    vendredi 3 avril 2015.jpg

    Je me souviens que Sexy Sushi ont fait leur entrée fracassante dans ma discothèque en 2010, avec le disque Tu l'as bien mérité, principalement à cause du titre L'idole des connes, et que chaque écoute me fait penser qu'ils sont un peu les Métal Urbain / Bérurier Noir du vingt et unième siècle.

    Je me souviens bien que Sexy Sushi sont passés au festival Electron en 2014 (un festival que le monde entier nous envie - fierté des genevois de mauvaise famille) et que, comme d'habitude, tel un flan, je suis resté dans mon canapé ; si je n'étais pas aussi fainéant, je crois bien que je pourrais m'en vouloir.

    Je me souviens aussi que, lorsque le disque Vous en reprendrez bien une part est sorti, j'ai très vite choisi le titre J'aime mon pays pour le passer dans mes soirées Disorder!, mais qu'avec le recul j'aime aussi beaucoup le cyclique et obstiné Calvaire, et aussi le cri de rage de Je refuse de travailler :

     

     Je refuse de travailler,
     ça m'empêche de bouquiner,
     ça m'empêche de me promener et de planer
     en espérant que les abrutis vont crever
     en calculant leurs abattements.

     Je refuse de travailler !
     Oui je refuse de travailler !

     Je refuse de travailler,
     j'ai de la haine pour ma banquière,
     je voudrais qu'elle se coince elle-même
     la tête dans la portière.
     Je voudrais que sa belle voiture
     se foute dans un poteau
     mais qu'avant elle me procure
     pour que j'accède au magot.

     Je refuse de travailler,
     je préfère l'amour en mer.
     C'est une question de tempo,
     Marie-Galante, Acapulco.
     En tous les cas je ne veux rien faire.

    https://www.youtube.com/watch?v=aD4thXRn80M

     

    Quand j'ai vu que François Bégaudeau partageait un entretien avec Iegor Gran dans l'Obs' - parce que leurs livres ont en commun la critique du milieu littéraire (ce qui n'est pas tout à fait le cas de La revanche de Kevin de Iegor Gran à vrai dire, c'est plus fin que ça) -, je me suis précipité sur La Promesse. Au fil des presque 300 pages, l'auteur fait la chronique du milieu du livre auquel il prend part, ou essaie de prendre part, s'y perd ou s'en détache tout en y participant pleinement (c'est parfois difficile à savoir ou à comprendre). Il y a des pages radicales, parfois drôles, de beaux passages aussi (notamment sa rencontre avec Edouard Levé), quelques erreurs (il dit écouter Benjamin Biolay mais retranscrit les paroles de La Forêt de Lescop?!?) ; sa prise avec le réel, l'absence de fiction (pour les deux premiers tiers du roman), son cynisme exacerbé laissent peu de place à l'empathie, et parfois conduisent jusqu'au malaise... Au même titre que Despentes et Houellebecq, auquels je préférerais quand même Eric Laurrent (Les découvertes) ou Nicolas Fargues (La ligne de courtoisie), François Bégaudeau est un observateur de son époque (la nôtre), et en cela : vaut la peine d'être lu, même si - bémol -, le livre est pesant sur la longueur. Pourtant, ce livre n'est pas uniquement centré sur le monde du livre (plus que sur le monde littéraire d'ailleurs), il est aussi une bonne réflexion sur le "travail", ses valeurs actuelles. Et puis reste des pages où l'encre est remplacée par de l'acide, ou bien ces quelques passages qui font allusions au revenu de base, qui permettrait à ceux n'ayant pas envie de travailler de ne rien faire, ou faire ce qu'ils veulent (!), discussion autour de ce thème qui battait son plein à la même période, en Suisse ; et j'acquiesce totalement quand Bégaudeau, lucide, déclare (dans l'entretien), au sujet des salons et foires et autres fêtes du sl... livres, pardon : "Dans un autre livre, j’ai appelé ça TSL: tout sauf les livres. On est dans l’apologie du livre comme point de résistance face à la barbarie. Mais le contenu, c’est le grand absent."

    extrait du La promesse, de François Bégaudeau :

     

    "Dimanche prochain la Suisse organise une votation sur le revenu inconditionnel à vie, autrement appelé
     - Long sucré ça va ?
     - Oui.
     Elle s'assoit à côté pour tromper son ennui. À part cafetière elle ne voit pas à quoi elle sert. C'est fréquent d'être payé à rien branler ou c'est juste elle ?
     - C'est fréquent.
     Son contrat prévoit trente heures hebdo mais franchement pour ce qu'on lui demande dix suffiraient. Elle aimerait faire de l'antenne, on ne lui proposera rien. Déjà qu'ils virent les anciens, on les voit mal créer des postes pour les bleus. Elle raccompagne à l'ascenceur un quatuor d'éditorialistes surgis du studio roi de France Inter. Pendant une heure ils ont passé en revue l'actualité. Ce sont des observateurs du pouvoir. Ils ne le lâchent jamais des yeux. Quatre d'entre eux publient aussi des romans. S'ils étaient fonctionnaires ils seraient à la retraite. Dimanche prochain la Suisse organise une votation sur le revenu inconditionnel à vie, autrement appelé revenu de base inconditionnel. Ses initiateurs en escomptent qu'il
     - Vous lisez le Monde ? Vous avez moins de soixante ans pourtant.
    C'est l'animateur. Son ton est assuré, son nom sans particule. Il a lu le même article qu'il trouve abscons.
    - Je vous introduis ?
     Pourquoi pas. Dans le studio, une CDI à tee-shirt cheap rehaussé par son extraction conclut le flash par l'événement culturel de la semaine, la diffusion sur M6 de la saison 5 de Mad Men. On y sera sans faute, ponctue l'animateur. En off il la félicite pour son bronzage de ski pascal.
    - T'étais où ?
    - Courche.
    - Y avait de l'ambiance aux Caves ?
    - Moyen.
     Pull moulant boutonné à l'épaule, il habite le neuvième arrondissement. Il ne va pas tarder à prendre la décision personnelle de se laisser pousser la barbe. Il me trasmet une demande de test micro.
    - Dimanche prochain la Suisse organise une votation sur le revenu inconditionnel à vie, autrement appelé revenu de base inconditionnel. Ses initiateurs en escomptent qu'il révoque les contrôles avilissants auxquels sont soumis les bénéficiaires d'allocations sociales, et que chacun soit libre de jouir de la brève finitude qui lui est échue. ça ira ?
     Derrière la vitre le réalisateur hoche une tête sympa service public. Tiens tant qu'il y pense l'animateur voudrait une adresse pour m'envoyer son premier roman publié en mai.
    - Pour une fois je ne fais pas parler les autres mais moi.
     En s'allumant l'ampoule rouge lui donne une voix profonde. Il annonce d'emblée une petite surprise pour l'invité du jour. D'un bras il lance un morceau de Green Day, sourire farceur comme s'il exhumait une vidéo caméscope où j'ai pissé au lit. Everybody loves a joke. Il écourte pour ne pas casser les oreilles auditrices habituées aux chansons électrifiées a minima. Lumière rouge.
     - C'était une petite madeleine de votre folle jeunesse punk.
    - Bien le prendre est poli et lâche. Mal le prendre est impoli et brave.
    - Vous avez honte de ces années ?
    - J'ai honte pour vous."

  • La carte postale du jour...

    "Ne peut-on repenser le béton en roche primitive ? Dans les gravats des chantiers il y a des sources, elles formeront la pente des vallées fraîches."
    - Peter Handke, Par les villages

    samedi 28 mars 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir souvent pensé à cet été 1939 - le plus chaud du siècle dit-on -, celui-là même qu'on voit au début du film de Volker Schlöndorff, Le Tambour, adapté du livre de Günther Grass, et de l'avoir comparé à cet été 1989, où, avec l'insouciance de mes dix huit ans, je ne voyais rien de la catastrophe à venir, de la guerre qui allait ravager l'ex-Yougoslavie, de la chute du communisme qui allait entrainer avec lui ceux, nombreux, qui ne pourraient jamais s'habituer au changement, certains même allant jusqu'à s'immoler dans leurs jardins privatifs, et cette même catastrophe dure encore, avec la constance du marteau qui frappe le fer chaud de l'Histoire sur l'enclume du Temps, et tout ça, et plus encore, je l'entends parfois dans le disque d'Einstürzende Neubauten paru en 1989 : Haus der Luege.

    Je me souviens bien à quel point l'album Haus der Luege porte Berlin en lui ; par l'utilisation de son d'une manifestation à Kreutzberg en 1987 (sur le titre Fiat Lux), et surtout dans le texte de Feurio! où Blixa Bargeld cite Marinus (van der Lubbe), l'incendiaire présumé du Reichstag dans le Berlin de '33 ; Marinus l'anarchiste, qu'on retrouve sous le nom de Fish dans la pièce de Brecht intitulée Résistible Ascension d'Arturo Ui - et Blixa d'ajouter "Du warst es nicht, es war König Feurio!".

    Je me souviens aussi que Feurio! et le titre Haus der Luege sont restés deux de mes titres favoris des Neubauten, mais surtout, oui, surtout Haus der Luege, qui à mon avis est le meilleur texte de Blixa, et l'un des titres le plus impressionnant (et représentatif) de ce groupe de Berlin ouest :

     Viertes Geschoss:
     Hier wohnt der Architekt
     er geht auf in seinem Plan
     dieses Gebäude steckt voller Ideen
     es reicht von Funda- bis Firmament
     und vom Fundament bis zur Firma

    https://www.youtube.com/watch?v=JZ4Q9_bDwLY

     

    J'aime Trieste, Leipzig, Bruxelles, mais c'est le plus souvent à Berlin que je reviens. Cette-fois avec deux livres sur la capitale allemande chez l'éditeur La Ville Brûle, déjà responsable il y a environ trois ans de L'Autre Guide de Berlin, décrite alors comme la ville où tout est possible, phrase à laquelle s'ajoute maintenant : mais pour combien de temps encore ? (à ce sujet lire l'excellent petit essai paru chez Allia de Francesco Massi : Berlin, l'ordre règne) Avec délicatesse, en passant par Kafka, Walter Benjamin, en usant de distance, en se laissant dériver aussi, Cécile Wajsbrot décrit le Berlin dans lequel elle a vécu de nombreuses années, consciente des changements actuels, toujours plus rapides d'ailleurs. Le regard qu'elle porte sur cette ville est d'une originalité toute personnelle, c'est l'histoire d'amour d'une artiste envers le Genius Loci (l'esprit du lieu). De son côté, Christian Prigent nous offre lui un texte plus didactique peut-être, mais pas moins intéressant, c'est sûr. Il liste les endroits (souvent détruits pendant la guerre) où ont habité des artistes, et nous invite à suivre des fantômes dans les couloirs du temps et de l'histoire. Deux ballades forcément complémentaires et hautement recommandées. Des initiatives de cette qualité on aimerait en lire sur Trieste, Leipzig, Bruxelles - eh oui.

    extrait de Berlin sera peut-être un jour, de Christian Prigent :

     

    "On fait tout politiquement et architecturalement parlant, pour que cette ville rendue à son leadership administratif soit une sorte de laboratoire d'urbanisme futuriste. Mais Berlin est plus évidemment une ville au conditionnel passé : à Berlin on voit surtout ce qu'on aurait pu, voulu, aimé voir - et qu'on ne voit plus. Les monuments qu'on voit "en vrai" sont pour la plupart des résidus totémiques (l'église cassée du Ku'Damm, les restes théâtraux de la façade d'Anhalter Bahnhof, les pans de murs graffités de Mühlenstrasse, les ex-ambassades auprès du Reich, en état de décrépitude avancée parmi des bouillons de buissons sales et des jonchées de gravats...). Ou bien se sont des carcasses vidées, déplacées et re-remplies (ainsi le musichall Esplanade, où j'entendis Jacques Derrida conférencer sur Paul Celan devant des fresques modern style, a quitté, monté sur roulettes, l'orée de l'ancien quartier des ambassades pour se nicher dans un immeuble neuf de la PotsdamerPlatz). Et quand ce ne sont ni des ruines pathétiques ni des cubes déplacés sans vergogne, se sont souvent des reconstructions façon Viollet-Le-Duc (ainsi une bonne partie du château Charlottenburg), à la manière de ces sites archéologiques qu'on peut voir au Pergamonmuseum dans l'île aux Musées : l'autel de Pergame tout beau tout réparé, le marché de Milet remis sans complexe à neuf, la porte d'Ishtar à Babylone pétant mieux la couleur qu'en scope Hollywood. En quoi ce musée à la fois passionnant et kitsch-péplum est comme une mise en abyme de Berlin tout entier.
    Dit autrement : Rome est un cut-up, un énorme collages de bribes de siècles. Manhattan est une ode musicale, l'érection à la fois sauvage et réglée d'un rêve de grandeur gris-rosé, un poème pongien orgueilleux et sériel. Berlin est un sonnet mallarméen détruit. Comme si cette ville était La Ville - en tant qu'absente de toute ville, et d'abord d'elle-même. Et comme si elle était du coup aussi une sorte de (pur) temps historique, absente de toute (petite ou grande) histoire."

    extrait de Berlin Ensemble, de Cécile Wajsbrot :

    "Tandis que le Palais de la République - construit par la RDA à la place du Château, symbole de l'autocratisme prussien - continue de se déstructurer, devenu carcasse métallique ouvrant des perspectives inconnues, bouclant la boucle des temps - des ruines du château est né le palais devenu ruine d'où naîtra un château reconstruit à l'identique une fois l'argent trouvé -, tandis que le Palais continue de tomber, désossé au centre de la ville, symbole des grandeurs déchues - le forum romain apparut ainsi à Joachim du Bellay lorsqu'il méditait sur le caractère éphémère des empires (mais qui médite aujourd'hui, les voitures passent sans s'arrêter, les ouvriers s'activent à la destruction et parmi eux, peut-être, les fils des bâtisseurs, et les passants doivent batailler contre le bruit et le mouvement s'ils veulent avoir une chance d'accéder à la contemplation de ruines qui n'ont rien de romantique, de poétique - où plutôt si, la poésie urbaine, celle du métal et du chaos, celle du béton et de l'amiante, et des moteurs assourdissants) ? -, tandis que le Palais continue de tomber, succombant sous les coups de ceux qui ne veulent plus voir, qui ne veulent pas savoir, de ceux qui n'ont rien appris, rien oublié, pendant ce temps, les trains continuent de rouler, imperturbablement."